« Ni ce cheikh, ni son ascendance, ni sa descendance n'ont jamais eu la moindre considération pour vous, pour l'honneur des femmes, ni pour les droits des métayers. Sous prétexte de percevoir l'impôt, ils ont prélevé des sommes indues qui servaient à entretenir dans ce château leur vie fastueuse et dissolue.
« Mais cet individu que vous voyez à terre derrière moi a fait pire. Il s'est allié à l'hérésie, il s'est rendu coupable de la mort d'un vénérable patriarche, il a attiré sur ce village et sur ses habitants le courroux du Ciel et celui des autorités.
« Je suis venu vous annoncer que l'âge de la féodalité est révolu. Oui, il est révolu le temps où un homme orgueilleux s'arrogeait des droits abusifs sur les femmes et les jeunes filles.
« Ce village n'appartient plus au cheikh, il appartient à ses habitants. Toutes les propriétés du féodal sont, à partir de ce jour, confisquées à votre profit, et confiées à la garde du khwéja Roukoz, ici présent, afin qu'il assure leur gestion avec diligence pour le bien de tous. »
L'ancien intendant était là depuis un moment, à cheval, entouré de ses gardes, un peu à l'écart de la foule. Les visages se tournèrent un moment vers lui. Il passa la main dans sa barbe prospère et esquissa un léger sourire. Tandis que Salloum concluait :
« Aujourd'hui, par la volonté du Très-Haut, par la sage bienveillance de notre émir bien-aimé, et avec l'appui de nos alliés victorieux, une page est tournée dans l'histoire de cette contrée. L'exécrable féodal est à terre. Le peuple est dans l'allégresse. »
La foule était restée silencieuse, tout au long. Aussi silencieuse que le cheikh. Un homme, un seul, avait laissé échapper un cri de joie. Pour le regretter aussitôt. Nader. Il était arrivé sur la place, semble-t-il, vers la fin du discours de Salloum et, se souvenant peut- être de « sa » Révolution française, il avait simplement crié : « Abolition des privilèges ! »
Cent regards de feu se tournèrent alors vers lui, et malgré la présence d'Adel efendi avec ses soldats, de Roukoz avec ses gardes et du conseiller de l'émir, le muletier prit peur. Il quitta Kfaryabda le jour même, se promettant de ne plus y remettre les pieds.
A cette exception près, nulle part dans la foule on ne vit trace du bonheur censé accompagner cette proclamation libératrice. Sur les visages des hommes et des femmes des larmes coulaient, qui n'étaient pas d'allégresse. Les militaires égyptiens se regardaient sans comprendre. Et Salloum promenait sur tous ces ingrats un regard menaçant.
Quand on força le cheikh à se relever, et qu'on le traîna au loin, des pleurs se firent entendre et des prières et des gémissements, comme à l'enterrement d'un être cher. Parmi les femmes qui se lamentaient, il y en avait plus d'une que le cheikh avait connue, puis délaissée, et d'autres qui avaient dû ruser pour se soustraire à ses avances. Mais toutes pleuraient. Lamia plus qu'une autre, qui se tenait près de l'église, vêtue de noir, encore belle et élancée malgré l'assaut des malheurs.
Et soudain, le glas de l'église. Un coup. Un silence. Un autre coup, plus sonore, qui se propagea comme un grondement. Les montagnes voisines renvoyaient l'écho, il tintait encore dans les oreilles quand retentit un troisième coup. C'étaient les bras inébranlables de la khouriyyé qui tenaient la corde, la tiraient, la renvoyaient, la retenaient et puis tiraient encore.
Les soldats, un moment interloqués, avaient repris leur marche. Au milieu d'eux, le cheikh s'était redressé du plus haut qu'il pouvait.
Ce n'est pas ainsi que j'aurais dû présenter la grande révolution sociale qui s'est produite dans mon village en ce temps-là. Pourtant, c'est ainsi que mes sources la révèlent, et c'est ainsi qu'elle est restée dans la mémoire des vieillards.
Peut-être aurais-je dû maquiller un peu les événements, comme d'autres l'ont fait avant moi. J'aurais sans doute gagné en respectabilité. Mais la suite de mon histoire en serait devenue incompréhensible.
II
Le lendemain même de cette cérémonie, Roukoz abandonna sa somptueuse propriété comme un vêtement devenu trop étroit et indigne. Pour élire domicile au château, avec sa fille, ses gardes, ses frayeurs et ses mesquineries. Il apporta également un portrait de lui, qu'il avait fait exécuter par un artiste vénitien de passage et qu'il s'empressa d'accrocher dans la salle aux Piliers en remplacement du panneau qui retraçait la généalogie du cheikh dépossédé. Un portrait fort ressemblant, dit-on, à ceci près qu'il n'y avait sur le visage peint aucune trace de la petite vérole.
Asma fut installée dans la chambre jadis occupée par la cheikha, et il semble qu'elle n'en sortait que rarement. Quant à l'aile où vivait l'intendant du château , et que Roukoz avait occupée des années plus tôt, elle demeura vide. Lamia résidait toujours chez sa sœur, la khouriyyé. On ne la voyait guère. Tout au plus se rendait-elle à l'église le dimanche, en passant par la sacristie. Silhouette noire et fine que les fidèles regardaient avec douceur, mais qui ne semblait plus avoir de regard elle-même.
N'avait-elle jamais de remords ? demandai-je un jour au vieux Gébrayel.
Il plissa les yeux, l'air de n'avoir pas saisi le sens de ma question.
Toi, et tous les anciens du village, vous m'avez laissé entendre qu'en un certain après-midi de septembre, dans la chambre du cheikh, elle avait cédé à la tentation, et que sa faute avait attiré sur le village une succession de malheurs. Pourtant, chaque fois que vous évoquez la mère de Tanios, elle n'est qu'innocence et beauté et grâce, « agnelle confiante », jamais vous ne la jugez coupable, et pas une fois vous ne parlez de son remords.
Gébrayel sembla ravi de ma colère, comme si c'était un privilège que de l'engager à défendre l'honneur de cette dame. Nous étions assis dans le salon de sa vieille maison en pierre de sable. Il me prit par la main pour m'emmener au-dehors, sur une terrasse au milieu de laquelle survivait un mûrier du temps jadis.
Promène tes yeux sur notre Montagne. Ses pentes douces, ses vallées secrètes, ses grottes, ses rochers, son souffle parfumé, et les couleurs changeantes de sa robe. Belle, comme une femme. Belle comme Lamia. Et elle aussi porte sa beauté comme une croix.
» Convoitée, violentée, bousculée, souvent prise, quelquefois aimée et amoureuse. Que signifient, au regard des siècles, l'adultère, la vertu ou la bâtardise ? Ce ne sont que les ruses de l'enfantement.
» Tu aurais donc préféré que Lamia restât cachée ? Sous le gouvernement de Roukoz, elle vécut cachée. Et notre village était alors comme un cyclamen renversé ; sa fleur enfouie sous terre et, tournés vers le ciel, les poils boueux de son tubercule.
« Tubercule poilu » était la moins désobligeante, la moins féroce des comparaisons qui venaient à l'esprit des vieux de mon village dès qu'était mentionné le nom de Roukoz. Sans doute cette aversion n'est-elle pas imméritée. Elle m'a cependant quelquefois paru excessive. Il y avait chez cet homme le sordide, certes, mais également le pathétique ; l'ambition était pour lui ce que le jeu ou l'avarice sont pour d'autres, un vice dont il souffrait alors même qu'il ne pouvait s'empêcher de s'y adonner. Est-ce à dire que sa faute, le jour où il avait trahi Tanios, équivaut à celle d'un flambeur qui gaspille une somme dérobée à un être cher ? Je n'irai pas jusque-là ; il me semble toutefois qu'au moment où il entourait le garçon de sa sollicitude, ce n'était pas seulement par froid calcul, il avait une rageuse envie de sentir que Tanios l'aimait et l'admirait.
Si je mentionne ce trait de caractère, ce n'est pas pour le disculper — où qu'il se trouve, il n'en a plus besoin — mais parce qu'avec les villageois, ses administrés, il allait se comporter de la même manière.
Il avait, certes, multiplié les manigances, les compromissions, les bakchichs pour obtenir que lui fût confié le fief de son rival déchu. Mais cette revanche depuis tant d'années attendue et préparée, il n'avait pu la savourer. A cause de ces gens qui avaient pleuré au spectacle de leur seigneur humilié. Le père d'Asma avait eu, ce jour-là, la grimace hautaine, mais il était ulcéré. Et il s'était promis de gagner l'affection de cette foule, avant longtemps, et par tous les moyens.
Il commença par abolir le baisemain, symbole de l'arrogance féodale. Puis il fit dire aux paysans que, jusqu'à la fin de l'année, il ne leur réclamerait plus la moindre piastre « pour leur donner le temps de se reprendre après les difficultés des dernières saisons » ; s'il y avait des impôts à acquitter, il le ferait sur ses propres deniers.
Il décida également de réparer le clocher de l'église, qui menaçait de s'écrouler, et de curer le bassin de la fontaine. De plus, il prit l'habitude de distribuer des pièces d'argent autour de lui chaque fois qu'il traversait le village, dans l'espoir qu'on se réjouirait de ses passages, et qu'on l'acclamerait. En vain. Les gens se baissaient pour ramasser la pièce, puis ils se relevaient en lui tournant le dos.
Quand, le premier dimanche après son avènement, Roukoz s'était rendu à l'église, il estimait de son droit d'occuper le siège couvert d'un tapis, qui était jusque-là réservé au cheikh. Mais le siège avait disparu. Escamoté par les soins du curé. Qui avait choisi ce jour-là, comme thème de son prêche, cette parole de l'Evangile : « Il est plus difficile à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu qu'à un chameau de passer par le chas d'une aiguille. »
Ce qui, dans ce village où l'attribution d'un sobriquet équivaut à un second baptême, eut un effet instantané... mais pais celui auquel je me serais attendu. Roukoz ne fut pas surnommé « le chameau » — on avait trop d'affection pour ces bêtes, trop d'estime pour leur fidélité, leur endurance, leur tempérament ainsi que pour leur utilité —, ce fut le château qu'on surnomma « l'aiguille », comme je l'ai déjà mentionné.
Ce n'était là que la toute première pierre d'un véritable éboulis d'anecdotes véhémentes, souvent cruelles.
Celle-ci, à titre d'exemple, que Gébrayel se plaît encore à raconter : « Un villageois se rend auprès de Roukoz et le supplie de lui prêter pour un jour le portrait qui le représente. L'ancien intendant est d'autant plus flatté que son visiteur lui explique qu'avec ce portrait il fera très vite fortune.
« — De quelle manière ?
« — Je vais l'accrocher au mur, les gens du village viendront défiler, et je les ferai payer.
« — Tu les feras payer ?
« — Trois piastres pour une insulte, et six piastres pour un crachat. »
Exaspéré par tout ce qu'on s'ingéniait à inventer contre lui, Roukoz finit par réagir d'une manière si bouffonne qu'elle lui fit certainement plus de tort que tous les persiflages de ses détracteurs. Il se laissa en effet persuader que ces anecdotes ne naissaient pas spontanément, mais que des conjurés se réunissaient dans une maison chaque soir pour inventer celle qui serait propagée le lendemain. Et qu'il y avait parmi eux, déguisé, un agent anglais. Le khwéja demanda à ses hommes de se répandre dans le village pour repérer, coûte que coûte, « l'atelier des anecdotes » !
J'aurais juré qu'il ne s'agissait là que de l'une des nombreuses historiettes imaginées par se$ ennemis, et certainement pas la plus vraisemblable, si Nader— peu susceptible d'hostilité envers Roukoz — n'avait lui-même mentionné la chose comme un fait incontesté.
« Par leur complaisance, ils avaient fait du cheikh un tyran capricieux ; par leur malveillance, ils ont rendu fou celui qui lui a succédé.
« Il ne demandait qu'à leur plaire et à se faire pardonner, il aurait distribué sa fortune entière pour entendre de leurs lèvres un mot de reconnaissance.
« Il finit ivre dans la nuit à chercher l'atelier des anecdotes, et leurs rires fusaient de toutes leurs maisons sans lumière.
« Moi j'ai quitté le village pour ne pas rire de leurs rires, mais je pleurerai un jour de leurs pleurs. »
Il est exact qu'il y a toujours eu quelque chose de déroutant dans le comportement des gens de mon village à l'égard de leurs gouvernants. En certains, ils se reconnaissent ; en d'autres, pas. Parler de chef légitime et d'usurpateur ne ferait que déplacer le problème. Ce n'est pas la durée qui assure à leurs yeux la légitimité, ce n'est pas la nouveauté en soi qu'ils rejettent. S'agissant du cheikh, il y avait chez eux ce sentiment qu'il leur appartenait, qu'il se comportait en fonction de leurs envies, de leurs frayeurs, de leurs colères — quitte à leur faire subir les siennes. Alors que son rival obéissait aux pachas, aux officiers, à l'émir... Roukoz aurait pu leur distribuer sa fortune entière. Ils auraient pris du bout des doigts, et de ces mêmes doigts ils auraient fait à son adresse un geste infamant.
L'ancien intendant allait confirmer d'ailleurs leurs pires suspicions. N'avait-il pas été promu par ses maîtres afin qu'il les servît plus docilement que ne l'eût fiait le cheikh ? Après trois petites semaines de répit, les commanditaires vinrent le trouver avec, si l'on peut dire, les traites à payer.
Le cheikh n'avait pais voulu marcher contre Sahlaïn, Roukoz avait promis de le faire ; Adel efendi vint exiger de lui qu'il tînt promesse. Le nouveau maître de Kfaryabda n'avait pas encore perdu tout espoir de séduire ses administrés, et il savait qu'en leur demandant de se battre contre le village voisin, il serait discrédité pour toujours. Aussi y avait-il eu, entre l'officier et lui, cet échange sans aménité.
Je viens de prendre en main cette contrée, attendez que mon pouvoir y soit consolidé, avait supplié Roukoz.
Ton pouvoir, c'est nous !
Dans les villages de la Montagne, quand commencent les règlements de comptes, ils se poursuivent de génération en génération, plus rien ne peut les arrêter...
L'officier l'avait alors interrompu par ces mots, consignés tel quel sous la plume vertueuse du moine Elias :
Quand je vais voir un tenancier de lupanar, ce n'est pas pour l'entendre discourir sur les mérites de la virginité !
Puis il avait ajouté :
— Demain à l'aube je serai ici avec mes hommes. Nous ne prendrons même pas le café chez toi. Tu seras dehors, avec les villageois que tu auras pu recruter. Nous les compterons, puis nous déciderons de ton sort.
La Chronique relate alors ce qui suit :
« A l'aube de cette journée maudite entre toutes, Adel efendi arriva au village avec quarante cavaliers et trois fois plus de fantassins. Ils montèrent jusqu'au château, où Roukoz les attendait dans la cour. Il avait autour de lui les hommes de sa garde, trente cavaliers armés de fusils neufs.
« L'officier dit : Ceux-ci, je les connais, mais où sont les autres ?
« Alors Roukoz désigna dix hommes (suivent les noms de six d'entre eux...) qu'il avait réussi à recruter moyennant finance.
« Voilà donc tout ce que peut lever ce village réputé pour sa vaillance ? s'étonna l'officier.
« Et il jura de prendre des mesures dès qu'il en aurait fini avec les gens de Sahlaïn. Puis il ordonna à ses soldats d'avancer à travers la forêt de pins, suivis des hommes de Roukoz.
« Arrivés dans ce dernier village, ils désarmèrent facilement les gardes de Saïd beyk et en tuèrent huit, puis ils entrèrent dans son palais, firent parler leurs épées. Le maître de Sahlaïn fut frappé durement sur la tête et mourut trois jours plus tard. Son fils aîné, Kahtane, fut battu, et laissé pour mort, mais il se rétablit comme nous le verrons. Le village lui-même fut pillé, les hommes qu'on y rencontra furent tués et les femmes humiliées. On compta vingt-six morts, dont le beyk, un homme de bien, aimé des chrétiens autant que des druzes, Dieu ait son âme et maudits soient à jamais les fauteurs de division. »
On rapporte que, sur le chemin du retour, Roukoz aurait de nouveau fait part à l'officier de ses scrupules :
Ce que nous venons de faire va embraser la Montagne pour cent ans.
Et que l'autre aurait répondu :
Vous n'êtes ici que deux races de scorpions, et si vous vous piquiez les uns les autres jusqu'au dernier, le monde ne s'en porterait que mieux.
Puis il aurait ajouté :
S'il n'y avait pas eu cette satanée Montagne sur notre route, notre pacha serait aujourd'hui sultan à Istanbul.
Ce jour viendra, si Dieu le veut.
Selon toute apparence, Dieu ne le voulait pas, ou ne le voulait plus. L'officier en avait conscience, et son ton désabusé inquiéta Roukoz au plus haut point. Le père d'Asma était prêt à servir l'armée d'occupation, à condition qu'elle fût victorieuse. Si, demain, les Egyptiens évacuaient la Montagne, Adel efendi se retrouverait gouverneur à Gaza, ou à Assouan, mais lui, Roukoz, que deviendrait-il ? Il avait conscience ce jour-là de s'être engagé trop loin, surtout avec cette expédition à Sahlaïn, jamais on ne la lui pardonnerait.
Pour l'heure, toutefois, il lui fallait préserver ses bons rapports avec ses protecteurs.
Ce soir, Adel efendi, pour célébrer la victoire et récompenser tous vos hommes qui se sont si vaillamment battus, je vais donner une fête au château...
Pour que mes soldats s'enivrent et se fassent massacrer !
A Dieu ne plaise ! Qui oserait s'en prendre à eux ?
Si tu verses à un seul de mes hommes une goutte d'arak, je te ferai pendre pour trahison.
Efendi, je croyais que nous étions amis !
Je n'ai plus le temps d'avoir des amis. D'ailleurs, il n'y a jamais eu d'anus pour nous dans cette Montagne. Ni les hommes, ni les bêtes, ni les arbres, ni les rochers. Tout est hostile, tout nous guette.
» Et maintenant, écoute-moi bien, Roukoz ! Je suis officier, et je ne connais que deux mots, l'obéissance ou la mort. Lequel des deux choisis-tu ?
Ordonne, j'obéirai.
Ce soir, les hommes se reposeront. Sous leurs tentes, hors du village. Et demain, nous désarmerons la population entière, maison après maison.
Ces gens ne vous veulent pas de mal.
Ce sont des scorpions, te dis-je, et je ne me sentirai tranquille que lorsqu'ils n'auront plus ni aiguillon ni venin. Dans chaque maison tu confisqueras une arme.
Et celles qui n'en ont pas ?
Notre pacha a dit que dans cette Montagne, chaque maison possède une arme à feu, crois-tu qu'il a menti ?
Non, il a sûrement dit vrai.
Le lendemain, dès l'aube, les hommes de Roukoz, surveillés de près par les soldats d'Adel efendi, entreprirent de perquisitionner dans les maisons du village. La première fut celle de Roufayel, le barbier, située au voisinage de la Blata.
Quand on frappa à sa porte et qu'on lui demanda de livrer ses armes, il s'en montra amusé :
Je n'ai pas d'autres armes que mes rasoirs, je vais vous en apporter un.
Les hommes de Roukoz voulaient entrer dans la maison pour effectuer une fouille, mais leur maître, qui se tenait tout près de là avec l'officier égyptien, rappela Roufayel pour lui parler. Tout autour, les gens étaient aux fenêtres, ou sur les toits, les yeux et les oreilles aux aguets. Roukoz dit à voix haute :
Roufayel, je sais que tu as un fusil, va le chercher, sinon tu t'en repentiras.
Le barbier répondit :
Je te le jure par la terre qui recouvre le cercueil de ma mère, il n'y a pas d'armes dans cette maison. Tes hommes peuvent fouiller.
S'ils commencent à fouiller, ils ne laisseront pas pierre sur pierre, ni dans ta maison ni dans ton échoppe. II vont même fouiller sous les plantes de ton jardin et sous les plumes de ton coq. Et aussi sous la robe de ta femme. M'as-tu compris, ou bien préfères-tu voir tout cela de tes yeux ?
L'homme avait maintenant peur.
Crois-tu que je laisserais faire tout cela pour garder un fusil, alors que je ne saurais même pas m'en servir ? Je n'ai pas d'arme, j'ai juré par la tombe de ma mère, par quoi d'autre devrais-je jurer pour qu'on me croie ?
Notre maître le pacha d'Egypte a dit : dans chaque maison de la Montagne, il y a une arme. Crois-tu qu'il a menti ?
Dieu m'en préserve ! S'il l'a dit, c'est sûrement vrai.
Alors écoute-moi. Nous allons continuer notre tournée, et nous repasserons chez toi dans un quart d'heure, cela te donnera le temps de réfléchir.
L'homme ne comprenait pas. Alors Roukoz lui dit tout haut, pour que l'ensemble du voisinage pût profiter du conseil.
Si tu n'as pas d'arme, achètes-en une et livre-la, nous te laisserons tranquille.
Tout autour, les gens ricanaient, les hommes à voix basse, les femmes à voix plus audacieuse, mais Roukoz se contenta de sourire. Chez lui, comme on dit au village, « le nerf de la décence s'était rompu ». L'un de ses sbires s'approcha du barbier, et proposa de lui vendre son arme. Deux cents piastres.
Alors donne-la-moi sans munitions, dit Roufayel. Tu m'éviteras la tentation de tirer sur quelqu'un !
Le barbier rentra chez lui. Et revint avec la somme exigée, qu'il versa en vrac. Le vendeur lui confia le fusil, le temps de compter les pièces. Puis il hocha la tête, reprit l'arme, et proclama :
C'est bon, nous avons saisi une arme dans cette maison.
Le désarmement du village s'avéra si lucratif que, les jours suivants, on procéda à un ramassage semblable dans les villages voisins, et aussi à Dayroun, auprès des commerçants les plus fortunés.
Certains hommes, toutefois, n'avaient voulu livrer ni leurs armes ni leurs deniers. On les appela frariyyé, « insoumis », et ce jour où, apprenant que les perquisitions avaient commencé du côté de la Blata, ils s'étaient enfoncés avec fusils, sabres et nourriture dans l'épaisseur des collines boisées, ne laissant dans les maisons que les femmes, les garçons de moins de neuf ans et les impotents, on l'appela yom-el-frariyyé.
Combien furent-ils ? De Kfaryabda même, plus d'une soixantaine, et autant des hameaux voisins. Ils retrouvèrent bientôt ceux qui avaient déjà fui Sahlaïn, certains depuis fort longtemps ; les jours suivants, d'autres encore arrivèrent de Dayroun et de ses dépendances. Ils convinrent de s'entraider, mais que chacun suivrait ses propres chefs.
Durant la même période, un phénomène semblable s'était produit dans divers coins de la Montagne. Tous les insurgés n'étaient pas partis dans les mêmes circonstances, mais les raisons étaient comparables : la présence des troupes égyptiennes leur pesait, à cause des impôts, du recrutement forcé, du désarmement de la population.
Les insurgés furent aussitôt approchés — la chose est établie — par des agents anglais et ottomans qui leur prodiguèrent des armes, des munitions, de l'argent, et aussi des encouragements afin de rendre la vie difficile aux troupes du pacha et à l'émir, son allié. Ils leur assurèrent que les Puissances ne les laisseraient pas longtemps seuls face aux Egyptiens.
De temps à autre, des rumeurs se répandaient sur l'arrivée imminente d'une flotte anglaise. Et les insurgés de la Montagne, gonflés d'espoir, plaçaient leurs mains en coupe-lumière pour scruter la mer.
III
Tanios n'avait reçu, depuis des mois, aucune nouvelle du village, de ses geôliers, ni de ses insoumis. Mais les soubresauts du Levant n'allaient pas tarder à alimenter toutes les conversations à Londres, à Paris, à Vienne, comme au Caire ou à Istanbul. Et aussi, bien entendu, à Famagouste, à l'auberge, dans les ruelles marchandes, au café du Grec. Le combat décisif paraissait engagé ; et comme Lord Ponsonby l'avait prévu, c'est dans la Montagne qu'il se déroulait. Ainsi que sur le Littoral qu'elle surplombe, entre Byblos et Tyr.
Les Puissances européennes avaient finalement décidé d'envoyer leurs canonnières et leurs troupes pour mettre un terme aux ambitions du vice-roi d'Egypte, dont les soldats étaient constamment harcelés par des centaines de bandes d'insoumis.
Le jeune homme savait de quel côté penchait son cœur. Certains jours, l'envie le prenait de traverser ce bras de mer, de se procurer une arme pour faire le coup de feu avec les insurgés. Contre les Egyptiens ? Dans son esprit, c'était surtout contre l'émir. Contre celui dont les agents avaient dupé Gérios pour le conduire au supplice. C'est Fahim et Salloum qu'il aurait aimé trouver au bout de son fusil. Cela, oui, il en rêvait. Et il serrait les poings. Se redessinait alors dans son esprit l'image de Gérios pendu. Le rêve se muait en cauchemar éveillé, la rage se muait en dégoût. Et, d'un instant à l'autre, il perdait son envie de lutter. Il ne songeait plus qu'à partir. Dans l'autre direction. Vers l'occident. Vers Gênes, Marseille, Bristol. Et, au-delà, l'Amérique.
Entre deux mondes, Tanios ? Entre deux vengeances, plutôt. L'une par le sang, l'autre par le mépris. Tiraillé, il demeurait sur place, à Famagouste, auprès de Thamar. Leurs rêves entremêlés, et leurs corps.
Thamar, sa compagne d'égarement, sa sœur étrangère.
Dans le même temps, il ne cessait de guetter le retour du révérend Stolton. Mais c'est seulement au début de l'été qu'il reçut un message de lui, par l'intermédiaire de Mr Hovsépian, lui confirmant qu'il passerait sans faute par Chypre pour le voir. Et c'est trois mois plus tard que le pasteur arriva dans l'île. A Limas- sol. Où Tanios, averti par le drogman, alla le retrouver. C'était le 15 octobre de l'an 1840 ; trois semaines plus tard, Tanios-kichk était devenu un être de légende. Acteur d'une brève épopée, héros d'une énigme.
Il y eut d'abord ces retrouvailles à Limassol, dans une vaste propriété en bord de mer, résidence d'un négociant britannique. Vue de l'extérieur, une oasis de sérénité. Mais à l'intérieur plus grouillante qu'un caravansérail. Des marins, des officiers en chapeaux à cornes, des armes, des bottes, des boissons. Se souvenant de certaines pièces anglaises qu'il avait lues, Tanios avait l'impression de s'être fourvoyé par erreur dans les coulisses d'un théâtre, au milieu d'une répétition.
On le conduisit vers un bureau, enfumé mais calme. Le pasteur s'y trouvait, en compagnie de six autres personnages assis autour d'une table ovale. Tous étaient habillés à l'européenne, bien que l'un d'eux fût, de toute évidence, un Ottoman de haut rang. Tanios ne tarda pas à comprendre qu'il s'agissait d'émissaires accrédités par les Puissances.
Stolton quitta son siège, courut vers lui, l'embrassa paternellement. Les diplomates se contentèrent d'adresser au nouveau venu une ébauche de hochement de tête avant de reprendre leurs conversations à voix plus basses, en tirant plus sec sur leurs pipes. A l'exception d'un seul, qui se leva avec un large sourire et tendit la main.
Tanios mit quelques instants à le reconnaître. L'homme s'était laissé pousser une barbe brune abondante, un peu désordonnée d'ailleurs, et qui jurait avec sa mise élégante. Richard Wood. Celui que les gens du village avaient résolument baptisé « consul » d'Angleterre quand il ne l'était pas encore, mais qui, depuis, était devenu bien plus que cela, le maître d'œuvre de la politique anglaise, son agent virtuose, le « Byron » de la Montagne, le chef invisible des insurgés, leur pourvoyeur d'or, d'armes et de promesses.
Tanios ne l'avait plus rencontré depuis ce jour où il était venu au château de Kfaryabda chargé de cadeaux, qu'il lui avait offert son écritoire en argent, et à Raad son fusil.
Nous nous sommes déjà vus il y a quatre ou cinq ans...
Bien sûr, dit poliment Tanios.
Mais son regard se voilait d'images pénibles.
Ma visite au village de notre jeune ami demeurera le souvenir le plus étonnant de mon premier séjour dans la Montagne.
C'est à ses collègues que Wood avait destiné cette explication, et en français, chose sans doute habituelle entre diplomates, mais paradoxale en la circonstance puisque, de toutes les Puissances européennes, seule la France n'était pas représentée.
Que faisait le pasteur Stolton au milieu de ces gens, se demandait Tanios ? Et pourquoi avait-il tenu à le rencontrer en leur présence ? Son pupille se serait attendu à ce qu'il le prit à part pour l'éclairer. Mais ce fut Wood qui lui proposa d'aller faire quelques pas avec lui dans les allées du jardin.
Le paysage se prêtait à leur conversation. Les palmiers s'alignaient en deux rangs militaires jusqu'à la mer ; entre le vert gazon et le bleu, aucune frontière ocre.
Vous n'ignorez pas que des vaisseaux britanniques se trouvent en rade de Beyrouth, avec ordre de bombarder les fortifications de la ville chaque fois que ce sera nécessaire. D'autres navires viennent de débarquer sur la côte, vers Nahr el-Kalb, des unités britanniques, autrichiennes et ottomanes. Nous espérions que le vice-roi Méhémet-Ali comprendrait nos avertissements, il semble qu'il ne les ait pas pris au sérieux, ou qu'il se croit capable de nous faire face. Il a tort, et les Français ne voleront pas à son secours.
Wood parlait en anglais, mais en prononçant les noms locaux avec l'accent des gens de la Montagne.
J'ai tenu à évoquer en premier les opérations militaires qui se déroulent en ce moment. Mais il n'y a pas que cela. L'action menée par les Puissances a beaucoup d'autres aspects, juridiques et diplomatiques, qu'il a fallu négocier dans le détail depuis de longs mois. Et l'un de ces aspects vous concerne, Tanios.
Le jeune homme n'osait même pas émettre un son d'approbation, de peur que tout cela ne fût un rêve et qu'il se réveillât avant d'en avoir vu l'aboutissement.
A un moment donné, pour l'une des tâches que nous nous sommes fixées, et pas la plus facile je dois dire, il est convenu qu'un fils de la Montagne devrait être avec nous, pour jouer un certain rôle en un certain lieu. Pardonnez-moi si je dois m'exprimer d'une manière aussi énigmatique, je vous promets d'être plus explicite quand nous serons en mer. Je voulais surtout vous dire ici que notre choix s'est fixé sur vous. Il se fait que vous avez appris notre langue ; il se fait aussi que nous vous connaissons, le pasteur et moi, et vous apprécions ; le hasard, enfin, a voulu que vous vous trouviez à Chypre, sur le chemin que nous devions emprunter...
» Je ne vous cacherai pas que j'ai eu une hésitation. Non pas à cause du meurtre du patriarche, dont chacun sait que vous êtes innocent ; à cause du sort réservé à votre père. Ce que vous allez accomplir va dans le sens de votre désir légitime de... disons de réparation. Mais il vous faudra oublier vos ressentiments personnels le temps de cette mission. Etes-vous en mesure de me le promettre ? Et si c'est le cas, seriez-vous prêt à venir avec nous ?
Tanios donna son assentiment de la tête et des yeux. L'autre en prit acte en tendant la main, et ils scellèrent l'accord d'une poignée virile.
Je dois maintenant vous dire que le pasteur a des scrupules. Quand nous serons revenus vers le bureau, il voudra vous parler en aparté pour vous demander de réfléchir pleinement avant de vous engager. Pensez-vous pouvoir m'assurer que, lorsque vous aurez réfléchi, votre décision sera toujours la même ?
Tanios trouva la formulation plaisante, il rit de bon cœur, et le diable d'Irlandais aussi.
Je pars avec vous, dit enfin le jeune homme, effaçant rires et sourires pour donner à sa décision quelque solennité.
J'en suis heureux. Mais nullement surpris, je dois dire. J'ai appris à connaître la Montagne et ses hommes.
» HMS Courageous appareillera dans deux heures. S'il y a des affaires que vous avez laissées à Famagouste, ou quelque facture impayée, dites-le-moi, notre ami Hovsépian enverra quelqu'un pour s'en charger.
Tanios n'avait rien à récupérer, rien à payer. Tout son argent était en permanence dans sa ceinture, et la chambre était réglée chaque semaine à l'avance. Il n'y avait que Thamar. Il avait promis de partir avec elle, et voilà qu'il s'en allait à l'improviste, sans même lui dire adieu. Mais cela, le drogman ne pouvait s'en charger.
Le jeune homme se jura de repasser un jour prochain par le khân de Famagouste, de monter jusqu'au dernier étage, et de frapper à la porte deux coups secs, puis deux autres... Serait-elle là pour lui ouvrir ?
C'est à cette époque, peut-être le jour même de la réunion de Limassol, ou la veille, que furent ravagées par un incendie la grande forêt de pins ainsi qu'une trentaine de maisons situées en bordure de mon village et dans les hameaux voisins. Un moment, on crut le château menacé, et Roukoz s'apprêtait à l'évacuer lorsque le vent du sud-ouest se leva soudain, ramenant le feu vers les terres déjà brûlées.
Il reste, jusqu'à ce jour, un témoin du sinistre, un flanc de colline où plus jamais aucune végétation n'a poussé ; restent aussi, dans les livres et dans les mémoires, les échos d'une controverse.
Depuis toujours on me parle au village d'un grand incendie qui se serait produit» autrefois »,« il y a bien longtemps » — c'est en cherchant à reconstituer l'histoire de Tanios que j'ai appris la date ainsi que les circonstances.
Tout au long du mois de septembre, certains jeunes de Kfaiyabda, qui avaient pris le maquis lors du ramassage des armes, avaient fait des incursions téméraires dans le village. Certains étaient venus prendre des provisions chez leurs proches, et deux ou trois avaient même osé se pavaner sur la Blata, et devant l'église.
Un peu partout dans la Montagne, les troupes égyptiennes étaient à présent sur la défensive, et parfois même en déroute ; mais à Kfaryabda et dans son voisinage, le commandant Adel efendi avait réussi à garder la situation bien en main. Aussi décida-t-il de régler leur compte aux insoumis. Ses soldats s'enfoncèrent dans la forêt. Les maquisards tirèrent quelques coups de feu, à l'endroit le plus épais, et la troupe accourut dans cette direction.
Les insoumis n'étaient qu'une quinzaine, mais ils s'étaient postés en divers points, pour, sur un signal dont ils étaient convenus, allumer plusieurs feux de manière à barrer toutes les issues. Le feu se propagea très vite dans les buissons secs, et s'agrippa aux arbres. Et comme la battue se déroulait à la lumière du jour, il fallut du temps aux soldats pour détecter les flammes. Quand ils finirent par comprendre qu'ils avaient été attirés dans un traquenard, un mur de feu les encerclait.
L'incendie courait à la fois vers l'intérieur de la forêt, serrant l'étau autour de la troupe, et aussi vers l'extérieur, en direction du village. A Kfaryabda même, les gens eurent le temps de fuir, mais dans certains hameaux voisins, dans certaines fermes isolées, les flammes arrivèrent de tous les côtés à la fois. Selon la Chronique du moine Elias, il y aurait eu une cinquantaine de morts dans la population et une trentaine parmi les soldats.
Une polémique s'ensuivit. Avait-on le droit, pour piéger l'armée d'occupation, de faire si peu cas de la vie des villageois, de leurs maisons, et même de leur précieuse forêt ? Les quinze jeunes frariyyé étaient-ils des héros ? des résistants audacieux ? Ou bien des baroudeurs écervelés ? Sans doute étaient-ils tout cela à la fois, résistants criminels, héros irresponsables...
On dit que le feu continua à rugir pendant quatre jours, et que deux semaines plus tard, un nuage noir désignait encore le lieu du drame.
Il pouvait s'observer de loin, sans doute le vit-on des bâtiments anglais qui patrouillaient près de la côte. C'est même plus que probable, puisque, du village, on voyait très distinctement les vaisseaux de Sa Majesté, et qu'on les avait entendus canonner quelques jours plus tôt les fortifications de Beyrouth que défendait, au nom du vice-roi d'Egypte, Soliman-pacha-le- Français, alias de Sèves.
Tanios a-t-il pu voir cette fumée ? Je ne le pense pas, car le Courageous avait dû cingler directement vers Saïda, beaucoup trop au sud par rapport à Kfaryabda.
Ne se trouvaient à bord, parmi les personnes qui étaient réunies à Limassol, que les représentants anglais — Wood — et ottoman, avec leurs suites ; les autres diplomates étaient partis vers d'autres destinations. Quant au pasteur Stolton, après avoir eu un long entretien avec son pupille, il avait préféré s'embarquer sur un autre vaisseau britannique, en partance pour Beyrouth, afin de rejoindre Sahlaïn par une voie plus directe ; il avait hâte de retrouver son école et de reprendre les classes après un an d'interruption.
Wood attendit d'être en haute mer pour informer Tanios de la mission qui lui était assignée.
Nous devons nous rendre au palais de Beiteddine, pour rencontrer l'émir.
Le jeune homme ne put empêcher ses jambes de mollir. Mais il garda bonne figure et demeura silencieux et attentif.
Les Puissances ont décidé que l'émir devra quitter le pouvoir. A moins qu'il n'accepte de rompre avec les Egyptiens et de se joindre à la coalition. Mais c'est peu probable, nous l'avons sondé discrètement. Nous devrons donc lui notifier sa destitution, et notre décision de l'exiler.
Vers quelle destination ?
Sur ce chapitre, il aura son mot à dire. Vous lui laisserez le choix. Dans certaines limites, bien entendu...
Tanios n'était pas sûr d'avoir compris. Wood avait-il bien dit « vous » ?
Il a été convenu entre les représentants des Puissances que la décision devra être notifiée à l'émir par la voix d'un de ses administrés. De préférence un chrétien, comme lui, pour éviter les susceptibilités. Restait à choisir la personne...
» Tenez, voici le texte qu'il vous faudra traduire. Puis lire en sa présence.
Tanios s'en alla marcher seul sur le pont, face au vent. Quel était cet étrange tour que le sort lui jouait encore ? Lui qui avait fui le pays pour échapper au redoutable émir, lui dont le père avait été exécuté sur ordre du tyran, le voilà qui se dirigeait vers le palais de Beiteddine pour le rencontrer, et lui signifier son départ en exil ! Lui, Tanios, avec ses dix-neuf ans, devait se tenir devant l'émir, l'émir à la longue barbe blanche et aux sourcils touffus, l'émir qui faisait trembler de peur tous les gens de la Montagne, paysans et cheikhs, depuis un demi-siècle, et il allait lui dire : « J'ai mission de vous chasser hors de ce palais ! »
« Ici, sur le vaisseau anglais, je tremble déjà. Que ferai-je quand je serai en face de lui. »
Lorsque le vaisseau accosta à Saïda, la ville était en plein désarroi. Désertée par les Egyptiens, elle n'avait pas encore été occupée par leurs adversaires. Les souks étaient fermés, par crainte du pillage, les gens sortaient peu. L'arrivée du Courageous fut considérée comme un événement majeur. Les ressortissants étrangers avec leurs consuls, les dignitaires en turban, ce qui restait des autorités et une bonne partie des habitants étaient là pour accueillir la délégation. Et quand le diplomate ottoman leur expliqua qu'il n'était pas venu prendre possession de la ville, et qu'il ne ferait que la traverser avant de poursuivre sa route vers Beiteddine, ses interlocuteurs semblèrent déçus.
La présence d'un jeune homme aux cheveux blancs, de toute évidence un enfant du pays, ne passa pas inaperçue, d'autant qu'il marchait au milieu des représentants des Puissances la tête haute, comme un égal. On supposa que c'était le chef des insurgés, et son jeune âge ne fit qu'accroître l'admiration qui l'entourait.
On avait débarqué à Saïda dans l'après-midi, et l'on y passa la nuit dans la résidence de l'agent consulaire anglais, sur une colline dominant la ville et sa citadelle marine. A la demande de Wood, on procura à Tanios des vêtements neufs, de ceux que portaient d'ordinaire les notables du pays, séroual, chemise en soie blanche, un gilet rouge brodé, un bonnet couleur de terre mais avec une écharpe noire destinée à s'enrouler autour.
Le lendemain on partit par la route côtière jusqu'à la rivière Damour, où l'on fit halte et changea d'attelage ; avant de s'engager sur les chemins de montagne vers Beiteddine.
IV
Le palais de l'émir sentait la débâcle. Ses arcades n'avaient qu'une majesté froide, les mules broutaient haut dans les arbres de son jardin. Les visiteurs étaient rares et les couloirs silencieux. La délégation fut accueillie par les dignitaires du diwan émirien. Empressés, comme ils savaient l'être avec les représentants des Puissances, mais dignes et attristés.
Tanios eut l'impression qu'on ne l'avait pas vu. Personne ne s'était adressé à lui, personne ne l'avait prié de bien vouloir le suivre. Mais lorsqu'il avait emboîté le pas à Richard Wood, personne, non plus, ne lui avait demandé de rester en arrière. Ses deux compagnons échangeaient parfois entre eux un regard, quelques mots ; avec lui, rien. Eux aussi semblaient l'ignorer. Peut-être aurait-il dû s'habiller autrement, à 1 européenne. Il se sentait à présent déguisé dans ces vêtements montagnards qu'il avait toujours portés, et que tant de gens rencontrés sur la route portaient aussi. Mais son rôle, dans la délégation des Puissances, n'était-ce pas justement de revêtir l'apparence du pays, et de parler sa langue ?
L'envoyé ottoman marchait en tête, et avait droit à une considération craintive ; les sultans s'étaient rendus maîtres de la Montagne plus de trois siècles auparavant, et si le vice-roi d'Egypte les avait écartés un moment, ils paraissaient en voie de recouvrer leur autorité ; à observer les salamalecs par lesquels cet homme était accueilli, on ne pouvait en douter.
Mais l'autre émissaire n'était pas moins entouré. L'Angleterre était aux yeux de tous la première des Puissances, et Wood avait, de plus, son propre prestige.
Un haut dignitaire du palais, qui marchait depuis le perron au côté de l'Ottoman, l'invita à entrer dans son bureau pour prendre le café, en attendant que l'émir se fût préparé à les recevoir. Un autre dignitaire invita Wood de la même manière dans un autre bureau. Presque au même moment, les deux hommes s'étaient éclipsés. Tanios s'immobilisa. Inquiet, renfrogné, perplexe. C'est alors qu'un troisième fonctionnaire, de moins haut rang mais qu'importe, vint le prier de bien vouloir l'accompagner. Flatté qu'on se fût pour la première fois intéressé à lui, il s'empressa de suivre l'homme à travers un couloir, et se retrouva assis dans un petit bureau, seul, une tasse chaude à la main.
Présumant que ce devait être là la procédure habituelle des visites officielles, il se mit à siroter son café, en l'aspirant bruyamment à la manière des villageois, lorsque la porte de la pièce s'ouvrit, et qu'il vit entrer la personne qu'il redoutait plus que toute autre de croiser. Salloum.
Tanios se retrouva debout, son café à moitié renversé. Il avait envie de se ruer à travers les couloirs en hurlant : « Mr Wood, Mr Wood ! » comme pour se secouer d'un cauchemar. Mais par terreur ou par un sentiment de dignité, il ne bougea pas.
L'autre avait un sourire de chat.
Tu t'es finalement décidé à quitter ton île pour revoir notre beau pays.
Tanios s'appuyait sur un pied, puis sur l'autre. Etait-il possible qu'il fût, à son tour, tombé dans un traquenard ?
Ton pauvre père ! Il était juste là, debout, à l'endroit où tu te tiens. Et je lui avais fait apporter du café, comme celui que tu bois.
Les jambes de Tanios ne le portaient plus. Tout cela ne pouvait être réel. On n'avait tout de même pas monté cette mise en scène — les délégués des Puissances, le vaisseau anglais, le comité d'accueil à Saïda — rien que pour le piéger ! C'était ridicule, il le savait, il se le répétait. Mais il avait peur, sa mâchoire ne tenait plus en place, et son jugement vacillait.
Assieds-toi, fit Salloum.
Il s'assit. Lourdement. Et seulement après, il regarda vers la porte. Un soldat la gardait, il ne l'aurait pas laissé s'éloigner.
A peine Tanios avait-il pris place que, sans un mot d'explication, Salloum sortit par l'unique porte, et qu'un deuxième soldat entra, on eût dit le frère jumeau de celui qui était là, même moustache, même carrure, même poignard glissé dans la ceinture, la pointe nue.
Le regard de Tanios s'y arrêta un moment. Puis il passa la main à l'intérieur de son gilet pour prendre le texte qu'il avait laborieusement traduit sur le navire, et qu'il devait bientôt « réciter ». Il se fouilla. Fouilla encore. Se leva. Se tâta la poitrine, les côtés, le dos, les jambes jusqu'aux talons. Aucune trace du document.
C'est alors qu'il s'affola. Comme si ce papier rendait réelle sa mission, et que sa disparition la rendait illusoire. Il se mit alors à jurer, à tournoyer sur lui-même, à défaire ses boutons. Les soldats le dévisageaient, leurs mains posées à plat sur leur large ceinture.
Puis la porte s'ouvrit, Salloum revint, portant à la main un papier jaunâtre enroulé et noué.
Je l'ai trouvé par terre dans le couloir, tu l'avais fait tomber.
Tanios lança brusquement la main en avant. Geste enfantin qui récolta une poignée d'air et un regard méprisant. Comment avait-il pu laisser tomber ce papier ! Ou peut-être Salloum avait-il à son service des agents aux doigts agiles ?
Je reviens de chez notre émir. Je lui ai dit qui tu étais et dans quelles circonstances nous nous étions connus. Il a répondu : le meurtre du patriarche a été sanctionné comme il devait l'être, nous n'avons plus d'hostilité envers la famille du coupable. Dis à ce jeune homme qu'il pourra quitter ce palais libre comme il y est entré.
A tort ou à raison, Tanios crut comprendre que Salloum avait envisagé de l'appréhender, mais que son maître l'en avait empêché.
Notre émir a vu ce texte dans ma main. C’est bien toi qui l'as traduit, je suppose, et qui dois le lire en sa présence.
Tanios acquiesça, trop heureux qu'on le considérât à nouveau non plus comme un fils de condamné mais comme un membre de la délégation.
Nous devrions peut-être aller à cette réunion, dit-il en ajustant son bonnet sur la tête et en faisant un pas vers la porte.
Les soldats ne s'écartèrent pas pour le laisser passer, et Salloum garda le papier dans sa main.
Il y a une phrase qui a incommodé notre émir. Je lui ai promis de la modifier.
C'est à Mr Wood qu'il faudra en parler.
L'autre n'écouta pas l'objection. Il alla vers la table
d'écriture, s'assit sur un coussin et déroula le document.
Là où tu dis « Il devra partir en exil », c'est un peu sec comme formule, ne trouves-tu pas ?
Ce texte n'est pas de moi, insista le jeune homme, je n'ai fait que le traduire.
Notre émir ne prendra en considération que les mots qu'il aura entendus de ta bouche. Si tu modifies légèrement ton texte, il t'en sera reconnaissant. Sinon, je ne réponds plus de rien.
Les deux soldats s'éclaircirent la gorge au même moment.
Viens t'asseoir près de moi, Tanios, tu seras plus à l'aise pour écrire.
Le garçon obéit, et se laissa même placer une plume dans la main.
Après « Il devra partir en exil », tu ajoutes : « vers un pays de son choix ».
Tanios dut s'exécuter.
Pendant qu'il traçait le dernier mot, Salloum lui tapota l'épaule.
Tu verras, l'Anglais ne remarquera même pas.
Puis il le fit conduire par les soldats vers l'antichambre de l'émir. Où Wood se montra irrité.
Où étiez-vous passé, Tanios, vous nous avez fait attendre.
Il baissa la voix pour ajouter :
Je me demandais si on ne vous avait pas jeté dans quelque cachot !
J'ai rencontré une connaissance.
Vous m'avez l'air secoué. Avez-vous pris au moins le temps de relire votre texte ?
Tanios avait glissé le papier sous sa ceinture comme le poignard des soldats. Le haut arrondi comme un manche, qu'il entourait de sa main gauche. Et le bas écrasé.
Il vous faudra du courage pour le lire en présence de ce diable de vieil homme. Gardez constamment à l'esprit qu'il est vaincu, et que vous vous adressez à lui au nom des vainqueurs. Si vous devez avoir quelque sentiment à son égard, que ce soit la compassion. Ni la haine ni la crainte. Seulement la compassion.
Revigoré par ces paroles, Tanios pénétra d'un pas plus ferme dans le majlis, une vaste salle aux voûtes nombreuses et aux murs peints de couleurs vives, en larges stries horizontales bleues, blanches et ocre. L'émir était assis en tailleur sur une petite estrade, fumant une longue pipe dont le foyer reposait dans un plat d'argent sur le sol. Wood puis Tanios puis l'émissaire ottoman le saluèrent de loin, en se touchant le front de leur main avant de la poser sur le cœur, et en s'inclinant légèrement.
Le maître de la Montagne ébaucha le même geste. Il était dans sa soixante-quatorzième année, et la cinquante et unième de son règne. Rien cependant dans ses traits ni dans ses paroles ne trahissait la lassitude. Il fit signe aux diplomates de s'asseoir sur deux tabourets qui avaient été placés devant lui à cet effet. Puis, d'un geste négligent, il indiqua à Tanios le tapis, à ses pieds, entre lui et le Britannique. Et le jeune homme n'eut d'autre choix que de s'y agenouiller ; dans le regard du potentat, encore intense sous les sourcils en broussaille, il sentit une froide hostilité à son endroit ; peut-être lui en voulait-il de l'avoir salué de loin, debout, à la façon des dignitaires étrangers, au lieu de lui baiser la main comme faisaient les gens du pays.
Tanios se tourna vers Wood, inquiet, mais celui-ci le rassura d'un hochement de barbe.
Après un chapelet de formules polies, le Britannique entra dans le vif du sujet. D'abord en arabe, dans le parler du pays. Mais l'émir pencha la tête, tendit l'oreille, plissa les yeux. Wood comprit que son élocution n'était pas intelligible ; sur-le-champ, sans autre transition qu'un léger toussotement, il passa à l'anglais. Tanios comprit qu'il devait traduire.
Les représentants des Puissances ont longuement délibéré au sujet de la Montagne et de son avenir. Tous apprécient l'ordre et la prospérité que le sage gouvernement de Votre Altesse a assurés à cette contrée pendant de longues années. Ils n'ont pu qu'exprimer toutefois leur désappointement à l'égard du soutien apporté par votre sérail à l'entreprise du vice-roi d'Egypte. Mais, même à cette date tardive, si vous preniez clairement position en faveur de la Sublime-Porte et approuviez les décisions des Puissances, nous serions prêts à vous renouveler notre confiance et à asseoir votre autorité.
Tanios s'attendait à voir l'émir réconforté par la porte de sortie qu'on lui entrouvrait encore. Mais quand il lui eut traduit la dernière phrase, il vit son regard s'emplir d'une détresse plus profonde que celle qu'on y percevait en entrant, lorsque le maître de la Montagne croyait son sort déjà scellé, et qu'il n'avait d'autre choix que celui de son lieu d'exil.
Il regarda fixement Tanios, qui dut baisser les yeux.
Quel âge as-tu, mon garçon ?
Dix-neuf ans.
Trois de mes petits-fils ont à peu près ton âge, et ils sont tous les trois retenus au camp du pacha, comme plusieurs autres membres de ma famille.
Il avait parlé à voix basse, comme s'il s'agissait d'une confidence. Mais, d'un signe, il indiqua à Tanios qu'il devait traduire ces paroles. Ce qu'il fit. Wood écouta en hochant plusieurs fois la tête, cependant que l'émissaire ottoman demeurait impassible.
L'émir reprit, à voix plus haute :
La Montagne a connu l'ordre et la prospérité quand la paix régnait autour d'elle. Mais lorsque les grands se battent contre les grands, notre décision ne nous appartient plus. Alors nous essayons de calmer l'ambition de l'un, de détourner les nuisances de l'autre. Depuis sept ans, les forces du pacha sont répandues dans tout le pays, autour de ce sérail, et parfois même dans ces murs. A certains moments, mon autorité n'allait guère au-delà de ce tapis sur lequel mes pieds sont posés.
» Je me suis efforcé tout au long de préserver cette maison, pour que le jour où la guerre des grands serait finie, des gens honorables comme vous puissent trouver dans cette Montagne quelqu'un à qui parler... Il ne semble pas que ce soit suffisant pour vous.
Une larme s'est formée dans les yeux terribles, Tanios l'a vue, et son propre regard s'est embué. Wood ne l'avait-il pas autorisé à avoir de la compassion ? Mais il ne pensait pas devoir en user...
L'émir tira pour la première fois sur sa longue pipe, puis souffla la fumée vers le plafond lointain.
Je peux proclamer ma neutralité dans ce conflit qui s'achève, en appelant mes sujets à laisser agir les Puissances. Et à prier pour que le Très-Haut prête longue vie à notre maître le sultan.
Wood parut intéressé par le compromis ainsi énoncé. Il consulta l'Ottoman, qui fit clairement « non » de la tête, et dit en arabe d'un ton dur :
Prier pour la longue vie de notre maître, même le pacha d'Egypte est prêt à le faire ! L'heure n'est plus aux atermoiements ! L'émir a pris position contre nous pendant sept ans, la moindre des choses serait qu'il prenne clairement parti en notre faveur pendant sept jours. Est-ce trop lui demander qu'il rappelle ses hommes du camp égyptien et les mette sous notre bannière ?
Mes petits-fils seraient maintenant ici, avec nous, s'ils disposaient encore de la liberté d'aller et de venir.
L'émir eut de la main un geste d'impuissance, et Wood estima que cette question était à présent close.
Puisque Son Altesse ne peut nous donner satisfaction sur ce point, je crains que nous ne soyons obligés de lui notifier la décision des Puissances. Notre jeune ami l'a traduite, et il est chargé de la lire.
Tanios jugea nécessaire de se mettre debout, et de prendre la posture et le ton du récitant.
« Les représentants des Puissances... réunis à Londres puisà Istanbul...après avoir examiné... devra partir en exil... »
Arrivé à la phrase litigieuse, il hésita un court, un très court moment. Mais finit par introduire le correctif imposé par Salloum.
En entendant « vers le pays de son choix », l'émissaire ottoman sursauta, regarda Tanios puis Wood, l'air de dire qu'il avait été abusé. Et quand la lecture fut achevée, il demanda sur le ton de la sommation.
Vers quelle destination l'émir va-t-il partir ?
J'ai besoin de réfléchir, et de consulter mes proches.
Mon gouvernement exige que la chose soit précisée séance tenante, sans le plus infime délai.
Sentant monter la tension, l'émir se dépêcha de dire :
J'opte pour Paris.
Paris, il n'en est pas question ! Et je suis sûr que Mr Wood ne me contredira pas.
Non, en effet. Il a été convenu que le lieu de l'exil ne sera ni la France ni l'Egypte.
Alors que ce soit Rome, dit l'émir avec une intonation qui se voulait celle du compromis final.
Je crains que ce ne soit guère possible, s'excusa Wood. Vous comprendrez que les Puissances que nous représentons préfèrent que ce soit sur leur territoire.
Si c'est leur décision, je m'incline.
Il réfléchit quelques instants.
J'irai donc à Vienne !
Vienne non plus, dit l'Ottoman en se levant comme pour se retirer. Nous sommes les vainqueurs, et c'est à nous de décider. Vous viendrez à Istanbul, et vous y serez traité selon votre rang.
Il fit deux pas vers la sortie.
Istanbul, c'est ce à quoi l'émir voulait échapper, à tout prix. Toute la manœuvre de Salloum visait à lui éviter de se retrouver entre les mains de ses plus féroces ennemis. Plus tard, quand les choses se seraient calmées, il irait baiser la robe du sultan et se faire pardonner. Mais s'il y allait tout de suite, on commencerait parle dépouiller de tous ses biens, puis on le ferait étrangler.
Dans son regard. Tanios vit la peur de la mort. Se produisit alors, dans l'esprit du jeune homme, une confusion, ou peut-être faudrait-il dire un glissement étrange.
Il y avait donc devant lui ce vieillard dont la longue barbe blanche et les sourcils et les lèvres et les yeux surtout emplissaient son champ de vision, ce vieillard redoutable mais en cet instant apeuré, sans défense. Et dans le même temps, le jeune homme pensait à Gérios, à l'expression de son visage devant la certitude de la mort. Soudain, Tanios ne savait plus si ce vieillard était l'homme qui avait fait pendre son père, ou un compagnon de supplice ; l'homme qui avait mis la corde dans la main du bourreau, ou bien un autre cou tendu vers la corde.
En cette seconde de flottement, l'émir se pencha vers lui et murmura d'une voix étranglée :
— Dis un mot, mon fils !
« Et l'enfant de Kfaryabda, rapporte la Chronique, écoutant la parole du vieillard humilié, écarta son désir de vengeance comme s'il l'avait déjà mille fois assouvi, et dit à voix haute : "Son Altesse pourrait aller à Malte !" »
Pourquoi avait-il pensé à Malte ? Sans doute parce que le pasteur Stolton, qui avait longtemps séjourné dans cette île, lui en avait souvent parlé.
Wood adhéra sur-le-champ à cette suggestion, d'autant plus volontiers que Malte était, depuis le début du siècle, possession britannique. Et l'Ottoman, pris de court, finit par approuver lui aussi, avec un geste d'irritation ; l'idée ne l'enchantait pas, mais l'Angleterre était l'âme de la coalition des Puissances, et l'homme n'osait pas prendre le risque d'un conflit qui lui eût été reproché en haut lieu.
« L'émir ne manifesta guère son soulagement de peur que l'envoyé du sultan ne s'avisât de changer d'avis ; mais dans son regard vers l'enfant de Kfaryabda, il y avait l'étonnement et la gratitude. »
ULTIME PASSAGE
Coupable de pitié
Toi, Tanios, avec ton visage d'enfant et ta tète de six mille ans
Tu as traversé des rivières de sang et de boue, et tu es ressorti sans tache
Tu as trempé ton corps dans le corps d'une femme, et vous vous êtes quittés vierges
Aujourd'hui, ton destin est clos, ta vie enfin commence Descends de ton rocher et plonge-toi dans la mer, que ta peau prenne au moins le goût du sel !
Nader,
La Sagesse du muletier.
I
« Plutôt que de retourner ses armes au dernier moment contre son protecteur égyptien, l'émir a préféré s'exiler. Il s'est donc embarqué cette semaine pour Malte, accompagné de son épouse, Hosn-Jihane, une ancienne esclave circassienne achetée, me dit-on, sur le marché de Constantinople, mais qui s'était muée en une dame unanimement respectée ; la suite du potentat déchu comprenait également une centaine d'autres membres de sa maison, enfants, petits- enfants, conseillers, gardes, serviteurs...
« Par un étrange malentendu — ou disons par une forme d'exagération fanfaronne à laquelle les Orientaux ne répugnent pas —, on attribue à Tanios le rôle le plus éminent qui soit, celui d'avoir chassé l'émir du pays tout en lui gardant généreusement la vie sauve, comme si les Puissances européennes et l'Empire ottoman, avec leurs armées, leurs flottes, leurs diplomates et leurs agents, n'avaient été que de modestes comparses dans un bras de fer théâtral entre l'enfant prodige de Kfaryabda et le despote qui avait condamné son père.
« Cette interprétation fantaisiste est si répandue dans tous les milieux, fussent-ils chrétiens ou druzes, que le prestige de mon pupille rejaillit sur moi, son mentor. Et l'on vient chaque jour me féliciter d'avoir su faire éclore dans mon jardin une fleur si rare. Je me laisse congratuler sans chercher à démentir cette interprétation des faits, et autant Mrs Stolton que moi-même en sommes, je dois le dire, flattés... »
C'est ce qu'écrivait le pasteur dans ses éphémérides le 2 novembre 1840 ; le lendemain, il ajoutait :
« (...) Et tandis que l'émir s'embarquait à Saïda sur le vaisseau même qui avait amené Mr Wood et Tanios, ce dernier revenait par la route vers Kfaryabda, salué dans chaque village qu'il traversait par des foules ferventes qui s'agglutinaient pour voir le héros, pour l'asperger d'eau de rose et de riz comme un jeune marié, et pour toucher ses mains et aussi, quand on pouvait s'approcher d'assez près, sa chevelure blanche, comme si celle-ci était le signe le plus apparent du miracle qui s'était accompli par son entremise.
« Le garçon se laissait faire, muet et incrédule, visiblement écrasé par les bontés excessives que la Providence déversait sur lui, souriant avec la béatitude du dormeur qui se demande à quel moment on viendra le réveiller à la réalité du monde...
« Après tant de gloire subite, y a-t-il encore chez cet être fragile quelque place pour la vie ordinaire à laquelle sa naissance semblait le destiner ? »
Arrivé sur la place de son village, acclamé, là comme ailleurs, en héros, il fut porté sur les épaules jusqu'au château, où on l'installa d'autorité sur le siège jadis occupé par le cheikh et plus récemment par l'usurpateur. Tanios aurait voulu se retrouver un moment seul avec sa mère, et de sa bouche apprendre les souffrances qu'elle avait connues. Au lieu de quoi, il lui fut imposé d'écouter à la fois mille doléances, mille plaintes. Puis il se retrouva érigé en juge suprême pour décider du sort des traîtres. On ne savait pas où était le cheikh. Selon certains, prisonnier dans une citadelle à Wadi el-Taym, au pied du mont Hermon ; selon d'autres, mort en détention. En son absence, qui pouvait occuper sa place plus dignement que le héros du jour ?
Bien qu'il fût dans un état proche de l'épuisement, le fils de Lamia ne se montra pas insensible à cet honneur. Si la Providence lui offrait une revanche sur son passé, pourquoi la bouderait-il ? Assis sur le coussin du cheikh, il se retrouva en train d'imiter le cheikh, ses gestes lents et souverains, ses paroles abruptes, ses regards droits. Il en était déjà à se dire que ce n'était pas par hasard qu'il était né dans un château, et à se demander s'il pourrait un jour abandonner cette place pour aller se fondre dans la foule... Quand ladite foule s'écarta soudain pour que l'on vînt jeter aux pieds du héros un homme enchaîné, le visage tuméfié et lacéré, les yeux bandés. Roukoz. Il avait tenté de fuir lorsque les Egyptiens étaient partis, mais les « insoumis » l'avaient rattrapé. Il devait payer pour toutes les épreuves que le village avait endurées, pour tous les morts, y compris ceux de l'incendie, pour le pillage opéré à l'occasion du ramassage des armes, pour les humiliations infligées au cheikh, pour mille autres exactions si évidentes que point n'était besoin d'instruire un procès. Tanios n'avait qu'à prononcer la sentence, qui serait exécutée sans délai.
Roukoz se mit à geindre bruyamment, et le héros, excédé, lui cria :
— Sois calme, ou je t'assomme de mes propres mains !
L'autre se tut instantanément. Et Tanios eut droit à une ovation. Pourtant, loin d'éprouver une quelconque satisfaction, il ressentait une douleur, comme une plaie au bas de la poitrine. S'il était à ce point exaspéré, c'est qu'il se sentait incapable de prononcer la sentence, et que Roukoz, par ses geignements, le mettait au défi.
Les gens attendaient. Ils se chuchotaient : « Silence ! Tanios va parler ! Ecoutons-le ! »
Lui se demandait encore ce qu'il allait dire, quand une nouvelle vague de bruits et de murmures troubla l'assemblée. Asma venait d'entrer. Elle courut, se mit à genoux aux pieds du vainqueur, lui prit la main pour la baiser en suppliant :
— Prends-nous en pitié, Tanios !
Le jeune homme souffrait à présent de chaque mot, de chaque regard, de chaque souffle qu'il entendait.
Assis à ses côtés, bouna Boutros murmura comme pour lui-même :
Seigneur, éloigne de moi ce calice !
Tanios s'est tourné vers lui.
Je souffrais moins lorsque je jeûnais pour mourir !
Dieu n'est pas loin, mon fils. Ne laisse pas ces gens te mener au gré de leurs haines, ne fais que les choses dont tu ne rougirais pas devant toi-même et devant le Créateur !
Alors Tanios s'éclaircit la gorge et dit :
Je suis revenu d'au-delà les mers pour dire à l'émir de quitter cette Montagne qu'il n'avait pas su préserver des malheurs. Je ne punirai pas le valet plus sévèrement que le maître.
Pendant quelques instants, il eut l'impression que ses paroles avaient porté. L'assemblée était silencieuse, la fille de Roukoz lui baisait fiévreusement la main. Qu'il retira avec quelque agacement. Il avait parlé comme un roi — du moins le crut-il. Un court moment. Avant que ne montât la fronde. D'abord celle des jeunes frariyyé, revenus de leur maquis les armes à la main, et qui n'entendaient pas se laisser attendrir.
Si nous laissons partir Roukoz avec son or, pour qu'il aille refaire fortune en Egypte et qu'il revienne se venger dans dix ans, nous serons des lâches et des écervelés. Plusieurs de ses hommes sont déjà morts, pourquoi le pire de tous serait-il épargné ? Il a tué, il doit expier. Il faut qu'on sache que tous ceux qui feront du tort à ce village le paieront.
Un vieux métayer dans la salle a crié :
Vous, les frariyyé, vous avez fait plus de tort à Kfaryabda que cet homme. Vous avez incendié le tiers du village, causé des dizaines de morts, et détruit la forêt de pins. Pourquoi ne vous jugerait-on pas aussi ?
La confusion grandissait. Tanios commença par s'en alarmer, mais il comprit aussitôt le parti qu'il pouvait en tirer.
Ecoutez-moi ! Il y a eu ces derniers temps des crimes, des fautes graves, de nombreux morts innocents. Si chacun commençait à punir ceux qui lui ont fait du tort, ceux qui ont causé la mort d'un proche, le village ne s'en remettrait jamais. Si c'est à moi de décider, voici ce que j'ordonne : Roukoz sera dépossédé de tous ses biens, qui seront utilisés pour dédommager ceux qui ont souffert de ses exactions. Puis il sera banni de cette contrée.
» A présent, je tombe de fatigue, je vais aller me reposer. Si quelqu'un d'autre veut occuper la place laissée par le cheikh, qu'il le fasse, je ne l'en empêcherai pas.
C’est alors qu'au fond de la salle un homme que personne n'avait remarqué éleva la voix. Il avait là tête enveloppée dans une écharpe à damier, mais à présent il s'était dévoilé.
Je suis Kahtane, fils de Saïd beyk. J'ai attendu que vous ayez fini de délibérer pour intervenir. Vous avez décidé que, pour les crimes que Roukoz a commis contre vous, vous alliez le bannir. C'est votre droit. C'est maintenant à moi de le juger. Il a tué mon père, qui était un homme de bien, et je demande qu'il me soit livré pour qu'il réponde de cet acte.
Tanios ne voulait pas se montrer ébranlé.
Ce criminel a déjà été sanctionné, l'affaire est close.
Vous ne pouvez pas disposer de nos victimes comme vous disposez des vôtres. Cet homme a tué mon père, et c'est à moi de décider si je veux être miséricordieux avec lui ou impitoyable.
Le « juge » se tourna vers le curé. Qui n'était pas moins embarrassé que lui.
Tu ne peux pas lui dire « non ». Et, en même temps, tu ne peux pas lui livrer cet homme. Essaie de gagner du temps.
Pendant qu'ils délibéraient, le fils de Saïd beyk se fraya un chemin pour se joindre à leur conciliabule.
Si vous veniez avec moi à Sahlaïn, vous comprendriez que je parle comme je l'ai fait. Il n'est pas question que le meurtrier de mon père demeure impuni. Si je lui pardonnais moi-même, mes frères et mes cousins ne lui pardonneraient pas, et m'en voudraient à mort pour ma complaisance. Bouna Boutros, tu as bien connu mon père, n'est-ce pas ?
Bien sûr, je l'ai connu et estimé. C'était l'être le plus sage et le plus équitable !
J'essaie moi-même de suivre la voie qu'il m'a tracée. Il n'y a dans mon cœur aucune place pour la haine et la division. Et en cette affaire, j'ai un seul conseil à vous donner. Je suis censé vous demander de me livrer cet homme, mais si ce chrétien était tué parles druzes, la chose laisserait des traces que je ne désire pas. Alors oubliez ce que j'ai dit à voix haute, et écoutez le seul conseil de raison : condamnez-le vous-mêmes, que chacun punisse les criminels de sa communauté ; que les druzes règlenl leur compte aux criminels druzes et les chrétiens aux criminels chrétiens. Exécutez cet homme, et j'irai dire aux miens que votre justice a précédé la nôtre. Tuez-le aujourd'hui même, parce que je ne contrôlerai pas mes hommes jusqu'à demain.
Le curé dit alors :
Kahtane beyk n'a pas tort. Je répugne à prodiguer un tel conseil, mais les souverains les plus pieux doivent parfois prononcer des sentences de mort. Dans notre monde imparfait, ce châtiment détestable est parfois le seul qui soit juste et sage.
Le regard de bouna Boutros tomba sur Asma, toujours agenouillée, hagarde, accablée ; il fit signe à la khouriyyé, qui vint la prendre vigoureusement par le bras pour l'éloigner. Peut-être l'inévitable sentence serait-elle ainsi moins pénible à prononcer.
II
De cette étrange manière se déroulait au château le procès de Roukoz. La salle était pleine de juges et de bourreaux, et à la place du seul juge était assis un témoin accablé. Qui ne savait être impitoyable qu'envers lui-même. Dans sa tête, en ces instants-là, il ne faisait que se flageller : « Qu'es-tu revenu faire dans ce pays si tu es incapable de châtier l'émir qui a fait pendre ton père, incapable de tuer le scélérat qui t'a trahi et a trahi le village ? Pourquoi as-tu accepté qu'on te fasse asseoir à cette place si tu es incapable de laisser ton épée s'abattre sur le cou d'un criminel ? »
Et de la sorte il se laissait envahir par le remords. Au milieu de cette foule, sous les murmures, sous les regards, il ne parvenait plus à respirer, il ne songeait qu'à fuir. Dieu qu'elle était sereine, Famagouste, dans son souvenir ! Et qu'il était doux à gravir l'escalier de l'auberge !
Parle, Tanios, les gens s'agitent et Kahtane beyk s'impatiente.
Les chuchotements de bouna Boutros furent soudain noyés sous les cris d'un homme qui arrivait en courant.
Le cheikh est vivant ! Il est en route ! Il va passer la nuit à Tarchich et il arrive demain !
La foule manifesta sa joie par des acclamations et Tanios retrouva le sourire. Heureux, en apparence, du retour du maître ; et, au plus profond de lui-même, heureux que le Ciel l'eût si promptement tiré d'embarras. Il laissa passer quelques secondes de liesse, puis demanda le silence, qu'on lui accorda comme une dernière volonté.
C'est une joie pour nous tous que le seigneur de ce château revienne parmi nous, après avoir surmonté souffrances et humiliations. Quand il aura repris la place qui est la sienne, je lui dirai quelle sentence j'ai prononcée en son absence. S'il l'approuve,
Roukoz sera dépossédé et banni à jamais de cette contrée. S'il en décide autrement, c'est à lui que revient le dernier mot.
Du doigt, Tanios désigna quatre jeunes au premier rang, des camarades du temps de l'école paroissiale.
— Vous êtes chargés de garder Roukoz jusqu'à demain. Emmenez-le aux vieilles écuries !
Ayant clignement accompli cet ultime acte d'autorité, il s'enfuit. Le curé et Kahtane beyk cherchèrent en vain à le retenir, il s'était dérobé, il courait presque.
Dehors, c'était déjà le crépuscule. Tanios aurait voulu sortir, marcher par les sentiers comme autrefois, loin des maisons, loin des murmures, seul. Mais les gens du village étaient partout, ce soir-là, aux abords du château, sur les places, dans les ruelles. Chacun d'eux aurait voulu lui parler, le toucher, le serrer dans ses bras. Après tout, c'était lui le héros de la fête. Mais dans son âme, il n'était que le mouton gras.
Il se faufila à travers des couloirs sans lumière, jusqu'à l'aile où il habitait autrefois avec les siens. Aucune porte n'était fermée à clé. Par la fenêtre qui donnait sur la vallée parvenait une lueur rougissante. La pièce principale était quasiment vide ; à terre quelques coussins empoussiérés. un coffre-armoire, un brasero rouillé. Il ne toucha à rien. Mais il vint se pencher au-dessus du brasero. C'est que, de tous les souvenirs qui se pressaient entre ces murs, pénibles ou riants, celui qui s'imposait à lui était le plus futile, l'un des plus oubliés : un jour qu'il était seul, en hiver, il avait détaché d'une couverture un épais fil de laine, l'avait trempé dans un bol de lait, puis tenu au-dessus des braises, avant de le lâcher, pour le regarder se contorsionner, noircir puis rougeoyer, pour l'écouter grésiller, et pour sentir cette odeur de lait et de laine brûlés, mêlée à l'odeur de la braise. C'est cette odeur-là et aucune autre qu'il respirait depuis qu'il était revenu.
Il était resté un moment ainsi, comme suspendu au-dessus du brasero, avant de se relever et de passer, les yeux juste entrouverts, dans l'autre pièce. Celle où, jadis, Lamia et Gérios couchaient à terre. Et lui-même un peu plus haut, dans son alcôve. Ce n'était guère mieux qu'une niche voûtée, mais elle recueillait en hiver toute la chaleur de la maison et en été toute sa fraîcheur. C'est là que s'étaient passées les nuits de son enfance, c'est là qu'il avait mené sa grève de la faim ; c'est également là qu'il avait attendu le résultat de la médiation du patriarche...
Depuis, il avait souvent repensé à cette échelle à cinq marches que Gérios avait autrefois charpentée, et qui était encore debout contre le mur. Il posa le pied dessus, avec précaution, persuadé qu'elle n'allait plus supporter son poids. Mais elle ne cassa pas.
Il retrouva là-haut, enroulé dans un vieux drap déchiré, son matelas si mince. Il l'étendit, caressa lentement sa surface, puis il se coucha dessus en s'étirant jusqu'au mur. Réconcilié avec son enfance et priant pour que le monde l'oublie.
Une heure s'écoula dans le silence noir. Puis une porte s'ouvrit, se referma. Une autre s'ouvrit. Tanios prêtait l'oreille, sans inquiétude. Une seule personne pouvait deviner sa cachette et le suivre ainsi dans l'obscurité. Lamia. Et c'était aussi la seule personne à qui il avait envie de parler.
Elle s'était approchée sur la pointe des pieds, s'était hissée jusqu'au milieu de l'échelle. Lui avait caressé le front. Elle était redescendue, pour chercher dans le vieux coffre une couverture et revenir la poser sur son ventre et ses jambes comme lorsqu'il était enfant. Puis elle s'était assise à terre, sur un tabouret bas, le dos appuyé au mur. Ils ne se voyaient plus, mais ils pouvaient se parler sans forcer la voix. Comme autrefois.
Il s'apprêtait à lui poser une brassée de questions, sur ce qu'elle avait vécu, sur la manière dont les meilleures et les pires nouvelles lui étaient parvenues...
Mais elle tenait à lui rapporter d'abord les bruissements du village.
Les gens n'arrêtent pas de parler, Tanios. J'ai cent cigales dans les oreilles.
Si le jeune homme s'était réfugié là, c'était justement pour ne pas les entendre. Il ne pouvait cependant rester sourd aux inquiétudes de sa mère.
Que disent ces cigales ?
Les gens disent que si tu avais souffert comme eux des exactions de Roukoz, tu te serais montré moins indulgent envers lui.
Tu diras à ces gens qu'ils ne savent pas ce que souffrance signifie. Ainsi, moi, Tanios, je n'aurais pas souffert de la traîtrise de Roukoz, de sa duplicité, de ses fausses promesses et de son ambition débridée. Ce n'est peut-être pas à cause de Roukoz que mon père s'est transformé en meurtrier, que ma mère se retrouve veuve...
Attends, calme-toi, j'ai mal rapporté leurs paroles. Ils veulent seulement dire que si tu avais été au village quand sévissaient Roukoz et sa bande, tu n'aurais eu que mépris pour cet homme.
Et si je n'avais eu pour lui que du mépris, j'aurais mieux rempli ma fonction de juge, n'est-ce pas ?
Ils disent aussi que si tu lui as laissé la vie sauve, c'est à cause de sa fille.
Asma ? Elle est venue s'agenouiller à mes pieds, et je l'ai à peine regardée ! Crois-moi, mère, si au moment de prononcer la sentence je m'étais remis en mémoire tout l'amour que j'avais eu pour cette fille, c'est de mes propres mains que j'aurai tué Roukoz !
Lamia changea brusquement de ton. Comme si elle avait rempli sa mission de messagère, et qu'elle parlait à présent pour elle-même.
Tu m'as dit ce que je voulais entendre. Je ne veux pas que tu aies du sang sur les mains. Le crime de ton malheureux père nous suffit. Et si c'est pour Asma que tu as laissé la vie sauve à Roukoz, personne ne pourra te blâmer.
Tanios s'est relevé, appuyé sur ses coudes.
Ce n'est pas pour elle, je te l'ai dit...
Mais sa mère parla avant qu'il n'eût terminé sa phrase.
Elle est venue me voir.
Il ne dit plus rien. Et Lamia reprit, d'une voix qu'elle se forçait, à chaque phrase, de rendre plus atone :
Elle n'est sortie que deux fois du château, et c'était pour venir me voir. Elle m'a dit que son père a encore essayé de la marier, mais qu'elle n'a plus jamais voulu... Puis elle m'a parlé de toi et d'elle, et elle a pleuré. Elle voulait que je revienne vivre au château, comme avant. Mais j'ai préféré rester chez ma sœur.
Lamia s'attendait à ce que son fils lui en demandât un peu plus, mais seule lui parvint de l'alcôve la respiration d'un enfant chagriné. De peur qu'il ne fût embarrassé, elle enchaîna : , .
Quand tu étais assis dans la grande salle à la place du cheikh, je t'observais de loin, et je me disais : pourvu qu'il ne prononce pas une sentence de mort ; Roukoz n'est qu'un voyou engraissé, mais sa fille a l'âme pure.
Elle se tut. Attendit. Tanios n'était pas encore en état de parler. Alors elle ajouta, comme pour elle-même :
Seulement, les gens sont inquiets.
Il retrouva sa voix, encore rêche.
De quoi sont-ils inquiets ?
Ils murmurent que Roukoz va sûrement soudoyer les jeunes hommes qui le gardent, pour qu'ils le laissent s'échapper. Qui pourra alors calmer les gens de Sahlaïn ?
Mère, ma tête est lourde comme la meule du pressoir. Laisse-moi maintenant. Nous reparlerons demain.
Dors, je ne dirai plus rien.
Non, va dormir chez la khouriyyé, elle doit t'attendre. Je veux rester seul.
Elle se leva ; dans le silence il entendit chacun de ses pas et le grincement des gonds. Il avait espéré de sa mère le réconfort, elle ne lui avait apporté que d'autres tourments.
Au sujet d'Asma d'abord. Pendant ces deux années d'exil, il n'avait pensé à elle que pour la couvrir de reproches. Il avait fini par ne plus voir en elle que la réplique féminine de son père. L'âme tout aussi perfide, sous un masque d'ange. Elle avait crié dans sa chambre, ce jour-là, et les sbires de Roukoz l'avaient saisi pour le rouer de coups et le chasser. A cause de cette image gravée dans sa mémoire, il avait maudit Asma, il l'avait bannie de ses pensées. Et lorsqu'elle s'était s'agenouillée à ses pieds pour lui demander d'épargner son père, il l'avait ignorée. Pourtant, elle était venue consoler Lamia en son absence, et reparler de lui...
Avait-il été injuste envers cette fille ? Il revint dans ses souvenirs vers des images longtemps délaissées ; vers ce jour où, dans le salon inachevé, il l'avait pour la première fois embrassée ; vers ces moments d'intense bonheur où leurs doigts timides se frôlaient. Il ne savait plus s'il s'était trompé dans son amour ou bien dans sa haine.
Le trouble de son esprit l'endormit. Le trouble le réveilla. Quelques secondes s'étaient écoulées, ou quelques heures.
Il se redressa, s'appuyant sur les coudes, pivota sur lui-même, se retrouva les pieds suspendus dans le vide, prêt à sauter. Mais il resta ainsi, arqué, comme à l'affût. Peut-être avait-il entendu des bruits. Peut-être songeait-il aux inquiétudes des villageois. Toujours est-il qu'après quelques moments de perplexité il sauta et courut jusqu'au-dehors, traversa la cour du château pour s'engager dans le sentier qui, à gauche, menait aux vieilles écuries. Il devait être cinq heures. Sur le sol on ne voyait encore que les pierres blanches et les ombres, comme à la pleine lune.
Sous cette lueur incertaine commença le dernier jour dans l'existence de Tanios-kichk — son existence connue, tout au moins. Je me trouve cependant contraint d'interrompre sa course et de revenir en arrière pour évoquer à nouveau sa nuit dernière. J'ai tenté de la restituer du mieux que je pouvais. Il existe cependant une autre version de la même nuit. Que rien dans les sources écrites ne vient corroborer et qui — chose plus grave selon mes critères — n'a pas non plus le mérite de la vraisemblance.
Si j'en parle quand même, c'est que le vieux Gébrayel m'en voudrait si je l'omettais ; je me rappelle encore à quel point mes doutes l'avaient irrité. « Rien qu'une légende, dis-tu ? Tu ne veux que des faits ? Les faits sont périssables, crois-moi, seule la légende reste, comme l'âme après le corps, ou comme le parfum dans le sillage d'une femme. » Je dus lui promettre de mentionner sa variante.
Que dit-elle ? Que le héros, après s'être dérobé à la foule pour aller s'étendre sur sa couche d'enfant, s'était endormi avant d'être réveillé une première fois par les caresses de Lamia. Il avait eu avec elle l'échange que l'on sait, puis il l'avait priée de le laisser se reposer.
Il s'était alors à nouveau réveillé sous les caresses.
Mère, dit-il, je te croyais partie.
Mais ce n'étaient pas les caresses de Lamia. Celle-ci avait l'habitude de poser sa main à plat sur son front, puis de la passer dans ses cheveux comme pour les coiffer. Geste invariable, à deux ans comme à vingt ans. La nouvelle caresse était différente. Elle passait du front aux contours des yeux, au visage, au menton.
Quand le garçon prononça : « Asma », deux doigts lui appuyèrent sur les lèvres, et la fille lui dit :
Ne parle pas, et ferme aussi les yeux.
Puis elle vint s'étendre près de lui, la tête au creux de son épaule.
Il l'entoura de son bras. Ses épaules étaient nues. Ils se blottirent violemment l'un contre l'autre, sans rien se dire. Et sans se regarder ils pleurèrent les larmes de tous leurs malheurs.
Ensuite elle se leva. Il ne chercha pas à la retenir. En descendant l'échelle elle lui dit seulement :
— Ne laisse pas mourir mon père.
Il faillit répondre, mais les doigts d'Asma lui refermèrent une fois de plus les lèvres, d'un geste confiant. Il entendit alors dans le noir le froissement d'une robe. Il sentit une dernière fois son odeur de jacinthe sauvage.
Il se sécha les yeux au revers de sa manche, puis se redressa. Sauta sur ses pieds. Et se mit à courir en direction des vieilles écuries.
Etait-ce pour vérifier que Roukoz ne s'était pas évadé en soudoyant ses gardes ? Ou bien, tout au contraire, pour le délivrer avant l'arrivée du cheikh ? Dans un moment, la chose n'aura plus la moindre importance.
Les vieilles écuries étaient éloignées du château. C'est sans doute pourquoi elles avaient été désaffectées bien avant l'époque du cheikh, et que d'autres avaient été construites, plus proches. Depuis, elles avaient servi le plus souvent de bergerie, mais quelquefois aussi de lieu de brève détention pour des forcenés, fous en crise ou criminels réputés dangereux.
Le dispositif était simple et solide : de grosses chaînes amarrées à un mur épais, une lourde porte en demi-lune, deux grillages incrustés dans la pierre.
En s'approchant, Tanios crut voir la silhouette d'un garde assis, adossé au mur, la tête sur l'épaule, et un autre étendu à terre. Il commença par retenir ses pas, se disant qu'il allait les surprendre à dormir. Mais il y renonça aussitôt, se mit à marteler le sol, à s'éclaircir la gorge, pour ne pas avoir à les sermonner. Ils ne bougèrent pas plus. C'est alors qu'il remarqua la porte, grande ouverte.
Les gardes de la prison étaient morts. Ces deux-là, et les deux autres un peu plus loin. Se penchant au-dessus de chacun, il put vérifier leurs plaies de ses mains, et les entailles à leurs gorges.
« Maudit sois-tu, Roukoz ! » rugit-il, persuadé que des complices étaient venus le délivrer. Mais en entrant dans la bâtisse il vit, gisant sous la voûte, les pieds encore dans les chaînes, un cadavre. Tanios reconnut le père d'Asma à ses habits et à sa corpulence. Les attaquants avaient emporté la tête en guise de trophée.
Le révérend Stolton rapporte qu'elle fut paradée le jour même dans les rues de Sahlaïn, sur une baïonnette. Il a des mots très durs.
« Pour avoir la tête d'un criminel, on a tué quatre innocents. Kahtane beyk me dit qu'il ne l'a pas voulu. Mais il a laissé faire. Demain, les gens de Kfaryabda viendront, en représailles, égorger d'autres innocents. Les uns et les autres trouveront, pour de longues années à venir, d'excellentes raisons pour justifier leurs vengeances successives.
« Dieu n'a pas dit à l'homme : Tu ne tueras pas sans raison. Il a simplement dit : TU ne tueras point. »
Et le pasteur ajoute, deux paragraphes plus bas ;
« Des communautés persécutées sont venues, depuis des siècles, s'accrocher au flanc d'une même montagne. Si, dans ce refuge, elles s'entre-déchirent, la servitude ambiante remontera vers elles et les submergera, comme la mer balaie les rochers.
« Qui porte en cette affaire la responsabilité la plus lourde ? Le pacha d'Egypte, très certainement, qui a dressé les Montagnards les uns contre les autres. Nous aussi, Britanniques et Français, qui sommes venus prolonger ici les guerres napoléoniennes. Et les Ottomans par leur incurie et leurs accès de fanatisme. Mais à mes yeux, parce que j'en suis venu à aimer cette Montagne comme si j'y étais né, seuls sont impardonnables les hommes de ce pays, chrétiens ou druzes... »
Comme s'il avait pu lire les propos de son ancien tuteur, « l'homme de ce pays » qu'était Tanios ne voyait pas d'autre fautif que lui-même. Ne lui avait-on pas dit que s'il refusait d'exécuter Roukoz, un tel drame ne manquerait pas de se produire ? Même le curé l'avait prévenu. Mais il n'avait pas voulu entendre. Ces quatre jeunes gens, c'est lui qui, d'un geste qui se voulait souverain, les avait désignés à la Mort. Et les massacres qui allaient suivre, c'est lui qui les aurait provoqués, par son incapacité à sévir. Coupable d'indécision. Coupable de complaisance à cause d'un reste d'affection, d'un résidu d'amour. Coupable de pitié.
Il était si persuadé de sa propre culpabilité qu'il n'osa pas revenir tout de suite au village pour raconter ce qui s'était passé. Il s'en alla marcher dans la forêt de pins, récemment incendiée. Certains arbres s'étaient carbonisés debout, il se surprit à les caresser, comme si eux seuls pouvaient comprendre son état d'âme. Les pieds dans l'herbe noire, il cherchait en vain le sentier qu'il empruntait autrefois pour se rendre à l'école de Sahlaïn. Ses yeux brûlaient de vapeurs âcres.
Peu à peu, le ciel s'éclairait. A Kfaryabda, le soleil s'annonce bien avant de paraître, car à l'orient s'élève, tout proche, l'un des plus hauts sommets de la Montagne — l'astre met longtemps à l'escalader. A l'heure du couchant, c'est l'inverse, il fait déjà obscur et les lanternes s'allument dans les maisons pendant que, des fenêtres, on aperçoit encore à l'horizon un disque qui rougit puis bleuit jusqu'à ne plus éclairer que le puits de mer où il sombre.
Ce matin-là, bien des choses arrivèrent avant le soleil. Tanios errait encore dans la forêt calcinée quand la cloche de l'église tinta. Un coup, puis un temps de silence. Un deuxième coup, un silence. Tanios se troubla. « Ils ont découvert les corps. »
Mais la cloche s'emballa. Ce qu'il avait pris pour le glas étaient les premières mesures du carillon de joie. Le cheikh venait d'arriver. Il marchait sur la Blata. Les gens accouraient, criaient, l'entouraient. De l'endroit où il se trouvait, Tanios pouvait même le reconnaître au milieu de la foule. Il ne pouvait toutefois entendre le murmure qui se propageait :
— Il ne voit plus ! Ils lui ont éteint les yeux !
Le cheikh perçut l'étonnement des villageois et s'en étonna lui-même. Il croyait que la chose s'était ébruitée ; dès la première semaine de sa détention on lui avait passé le fer rouge devant les pupilles.
Les gens s'efforçaient de ne pas refréner leur allégresse, mais en se bousculant autour du maître pour « voir » sa main, ils ne pouvaient s'empêcher de le dévisager comme ils n'auraient jamais osé le faire du temps où il avait ses yeux.
Tout en lui avait changé. Sa moustache blanche à présent mal lissée, ses cheveux désordonnés, sa démarche, bien évidemment, mais également les gestes de ses mains, son maintien plus rigide, les mouvements de sa tête, les tics de son visage, et même sa voix, quelque peu hésitante, comme si elle aussi-avait besoin de voir sa route. Seul son gilet vert pomme était encore à sa place, ses geôliers ne le lui avaient pas ôté.
Une femme vêtue de noir s'approcha, lui prit la main, comme faisaient tous les autres.
Toi, tu es Lamia.
Il lui entoura la tête de ses mains et posa un baiser sur son front.
Ne t'éloigne pas, viens te mettre à ma gauche, tu seras mes yeux. Jamais je n'ai eu d'aussi beaux yeux.
Il rit. Tout le monde autour de lui essuyait des larmes, Lamia plus que tous.
Où est Tanios ? J'ai hâte de lui parler !
Quand il aura entendu que notre cheikh est de retour, nous le verrons accourir.
Ce garçon est notre fierté à tous, et l'ornement du village.
Lamia commençait à répondre par un souhait de longue vie et de santé, lorsque des hurlements fusèrent, suivis du crépitement des fusils qui tiraient en l'air. Puis d'une bousculade. Les gens couraient dans tous les sens.
— Que se passe-t-il, demanda le cheikh.
Plusieurs voix haletantes répondirent en même temps.
Je ne comprends rien, qu'un seul d'entre vous parle, et que les autres se taisent !
Moi, dit quelqu'un.
Qui es-tu ?
Je suis Toubiyya, cheikh !
C'est bon. Parle, Toubiyya, que se passe-t-il ?
Les gens de Sahlaïn nous ont attaqués pendant la nuit. Us ont tué Roukoz et les quatre jeunes gens qui le gardaient. Il faut que le village entier prenne les armes et aille leur faire payer ça !
Toubiyya, je ne t'ai pas demandé de m'apprendre ce que je dois faire, mais seulement de dire ce qui s'est passé ! Maintenant, comment sais-tu que ce sont les gens de Sahlaïn ?
Le curé fit signe à Toubiyya de le laisser parler. Puis se pencha à l'oreille du cheikh pour l'informer en quelques mots de ce qui s'était dit la veille au château, de la décision prise par Tanios, de l'intervention de Kah- tane beyk... Bouna Boutros évita de critiquer le fils de Lamia, mais autour de lui les gens fulminaient.
Tanios ne s'est installé qu'un seul jour à la place de notre cheikh, et le village est déjà à feu et à sang.
Le visage du maître se ferma.
Que tout le monde se taise, j'ai suffisamment entendu. Montons tous au château, j'ai besoin de m'asseoir. Mous reparlerons quand nous serons là- haut.
Le carillon de l'église s'interrompit au moment même où le cheikh franchissait à nouveau le seuil de la maison seigneuriale ; quelqu'un venait d'avertir le sonneur que l'heure des réjouissances était révolue.
Pourtant, en reprenant sa place habituelle dans la salle aux Piliers, le maître se retourna vers le mur et demanda :
Est-ce que le portrait du voleur est derrière moi ?
Non, lui répondit-on, nous l'avons décroché et brûlé !
Dommage, il nous aurait aidé à remplir nos caisses.
Il garda un visage grave, mais dans l'assemblée il y eut des sourires, et même quelques rires brefs. Ainsi, le cheikh était au courant des plaisanteries que les villageois avaient forgées contre l'usurpateur. Seigneur et sujets se retrouvaient complices par le souvenir, prêts à affronter l'épreuve.
Ce qui s'est passé entre Kfaryabda et Sahlaïn m'attriste plus que la perte de mes yeux. Je ne me suis jamais écarté de la voie du bon voisinage et de la fraternité ! Et malgré le sang innocent qui vient d'être versé, nous devons éviter la guerre.
On entendit quelques murmures.
Que ceux qui n'apprécient pas mes paroles sortent de chez moi à l'instant sans que j'aie besoin de les chasser !
Personne ne bougea.
Ou alors, qu'ils se taisent ! Et si quelqu'un veut partir en guerre au mépris de ma volonté, qu'il sache que je le ferai pendre bien avant que les druzes aient eu le temps de le tuer.
Le silence devint général.
Est-ce que Tanios est là ?
Le jeune homme était arrivé après le cheikh, avait refusé les sièges qu'on lui proposait et s'était seulement adossé à l'un des piliers de la salle. A la mention de son nom, il sursauta, s'approcha, et se pencha sur la main que le seigneur lui tendait.
Lamia se leva pour céder la place à son fils, mais le cheikh l'en empêcha.
J'ai besoin de toi, ne t'éloigne plus. Tanios était bien là où il était.
Lamia se rassit, quelque peu gênée ; mais le jeune homme revint s'adosser à son pilier sans paraître froissé.
Hier, poursuivit le maître, quand on ne savait pas encore si j'allais revenir, vous vous êtes réunis ici sous l'autorité de ce garçon pour juger Roukoz. Tanios a prononcé une sentence, qui s'est révélée malheureuse, et même désastreuse. Certains d'entre vous m'ont dit qu'il avait manqué de sagesse et de fermeté. Je leur donne raison. D'autres ont murmuré tout près de mes oreilles que Tanios avait manqué de courage. A ces derniers je dis : sachez que pour se tenir face à l'émir et lui notifier sa destitution et son bannissement, il faut cent fois plus de courage que pour faire trancher la gorge à un homme ligoté.
Il avait prononcé les derniers mots d'une voix puissante et indignée. Lamia se redressa sur son siège. Tanios avait les yeux baissés.
Avec l'expérience et l'âge, la sagesse de ce garçon s'élèvera au niveau de son courage et de son intelligence. Il pourra alors s'asseoir à cette place sans démériter. Car mon intention et ma volonté, c'est que ce soit lui qui me succède le jour où je ne serai plus là.
» J'avais demandé au Ciel de ne pas me laisser mourir sans avoir assisté à la chute du tyran qui a injustement tué mon fils. Le Très-Haut a exaucé ma prière, et il a choisi Tanios comme instrument de Sa colère et de Sa justice. Ce garçon est devenu mon fils, mon fils unique, et je le désigne comme héritier. J'ai tenu à le dire aujourd'hui devant tous pour que personne ne songe à le contester.
Les regards s'étaient tournés vers l'élu, qui paraissait toujours aussi absent. Etait-ce sa manière de recevoir les honneurs, une marque de timidité, en somme, et d'excessive politesse ? Toutes les sources s'accordent à dire que le comportement de Tanios, ce matin- là, avait déconcerté l'assistance. Insensible aux critiques, insensible aux louanges, désespérément muet. L'explication me paraît simple. De toutes les personnes présentes, aucune, pas même Lamia, ne savait la chose essentielle : que Tanios avait découvert les cadavres des quatre jeunes gens, que l'image de leurs corps ensanglantés lui emplissait les yeux, que son sentiment de culpabilité l'obsédait, et qu'il était incapable de penser à autre chose, surtout pas au testament du cheikh et à son propre brillant avenir.
Et lorsque le maître du château dit, quelques minutes plus tard : « Maintenant, laissez-moi me reposer un peu, et revenez me voir cet après-midi pour que nous reparlions de ce qu'il faudra faire avec nos voisins de Sahlaïn », et que les gens commencèrent à se retirer, Tanios demeura adossé à son pilier, prostré, pendant que l'on défilait devant lui en le mesurant du regard comme une statue.
Le vacarme des pas finit par s'apaiser. Le cheikh demanda alors à Lamia, qui le soutenait par le bras :
Est-ce qu'ils sont tous partis ?
Elle dit « oui », bien que son fils fût encore à la même place, fils qu'elle observait avec une inquiétude croissante.
Puis le couple se mit à avancer, au pas lent de l'infirme, en direction des appartements du cheikh. Tanios releva alors la tête, les vit s'éloigner bras dessus, bras dessous, comme enlacés, et il eut soudain la certitude que c'étaient ses parents qu'il contemplait ainsi.
Cette pensée le secoua, le sortit de sa torpeur. Son regard se fit plus vif. Qu'y avait-il dans ce regard ? De la tendresse ? Des reproches ? Le sentiment d'avoir enfin la clé de l'énigme qui avait pesé sur sa vie entière ?
Au même moment, Lamia se retourna. Leurs yeux se croisèrent. Alors, comme par honte, elle lâcha le bras du cheikh, revint vers Tanios, posa sa main sur son épaule.
Je pensais à la fille de Roukoz. Je suis sûre que personne au village n'ira lui présenter ses condoléances. Tù ne devrais pas la laisser seule, un jour comme celui-ci.
Le jeune homme acquiesça de la tête. Mais il ne bougea pas tout de suite. Sa mère repartit vers le cheikh, qui l'attendait encore à la même place. Elle lui reprit le bras, mais en le tenant de moins près. Puis ils disparurent au détour d'un couloir.
Tanios se dirigea alors vers la sortie, un étrange sourire aux lèvres.
Je cite à nouveau les éphémérides du révérend Stolton :
« On me dit qu'en se rendant chez la fille du khwéja Roukoz pour présenter ses condoléances, Tanios remarqua un attroupement non loin de la Blata. Des jeunes du village malmenaient Nader, le marchand ambulant, l'accusant d'avoir médit du cheikh et d'avoir eu partie liée avec Roukoz et les Egyptiens. L'homme se débattait en jurant qu'il était seulement revenu afin de féliciter le cheikh pour son retour. Il avait le visage en sang et ses marchandises étaient éparpillées sur le sol. Tanios intervint, en usant du prestige qui lui restait encore, et emmena l'homme avec sa mule jusqu'à la sortie du village. Un trajet de trois milles tout au plus en comptant le retour, mais mon pupille ne revint que quatre heures plus tard. Il ne parla à personne, monta s'asseoir sur un rocher. Puis, comme par prodige, il disparut. (He vanished, dit le texte anglais.)
« Dans la nuit, sa mère et l'épouse du curé sont venues me demander si j'avais vu Tanios, si j'avais de ses nouvelles. Aucun homme ne les accompagnait, à cause de l'extrême tension qui règne entre Kfaryabda et Sahlaïn. »
Quant à la Chronique montagnarde, elle dit ceci :
« Tanios avait accompagné Nader jusqu'au khraj (le territoire hors limite), s'était assuré de sa sécurité, puis il était revenu pour monter aussitôt s'asseoir sur le rocher qui porte aujourd'hui son nom. Il y était resté un long moment, adossé, immobile. Les villageois s'approchaient parfois pour l'observer, puis ils continuaient leur chemin.
« Lorsque le cheikh s'était réveillé de sa sieste, il l'avait mandé. Des gens étaient venus alors au pied du rocher et Tanios leur avait dit qu'il les rejoindrait dans un moment. Une heure plus tard, il n'était pas encore au château. Le cheikh s'était alors montré contrarié, et il avait envoyé d'autres émissaires pour l'appeler. Il n'était plus sur son rocher. Mais personne non plus ne l'avait vu descendre et s'en aller.
« Alors on s'était mis à chercher, à crier son nom, tout le village s'était remué, hommes, femmes et enfants. On avait même pensé au pire, et l'on était allé regarder au pied de la falaise, pour le cas où il serait tombé en un moment d'étourdissement. Mais, là non plus, aucune trace de lui. »
Nader ne devait plus jamais remettre les pieds au village. Il allait d'ailleurs renoncer à sillonner la Montagne avec sa camelote, préférant établir à Beyrouth un commerce plus sédentaire. Il y vécut encore vingt bonnes années lucratives et bavardes. Seulement, quand les gens de Kfaiyabda allaient parfois le voir, et qu'ils l'interrogeaient sur le fils de Lamia, il ne disait rien d'autre que ce que tout le monde savait — qu'ils s'étaient séparés à la sortie du village, que lui-même avait poursuivi sa route et que Tanios était revenu sur ses pas.
Sa part de secret, il l'avait consignée sur un cahier qu'un jour, dans les années vingt de ce siècle, un enseignant de l'American University of Beirut allait retrouver, par chance, dans le fouillis d'un grenier. Annoté et publié, avec une traduction anglaise, sous le titre Wisdom on muleback (que j'ai librement transformé en « la Sagesse du muletier »), il ne circula que dans un milieu restreint où personne n'était en mesure de faire le rapprochement avec la disparition de Tanios.
Pourtant, si l'on veut lire de près ces maximes à prétention poétique, on y trouve, à l'évidence, les échos de la longue conversation qui s'était déroulée ce jour-là entre Nader et Tanios à la sortie du village, et aussi certaines clés pour comprendre ce qui avait pu se produire par la suite.
Des phrases comme celle-ci : « Aujourd'hui, ton destin est clos, ta vie enfin commence », que j'ai citée en exergue ; ou encore : « Ton rocher est las de te porter, Tanios, et la mer s'est fatiguée de tes regards stériles » ; mais plus que tout ce passage que le vieux Gébrayel — puisse-t-il vivre et garder sa tête claire au-delà de cent ans — m'a fait lire un soir, soulignant chaque mot de son index noueux :
Pour tous les autres, tu es l'absent, mais je suis l'ami qui sait.
A leur insu tu as couru sur le chemin du père meurtrier, vers la côte.
Elle t'attend, la fille au trésor, dans son île ; et ses cheveux ont toujours la couleur du soleil d'occident.
En parcourant la première fois ce propos si limpide, j'avais l'impression d'avoir sous les yeux le fin mot de l'histoire. Peut-être l'est-il. Mais peut-être aussi ne l'est-il pas Peut-être ces lignes révèlent-elles ce que le muletier « savait ». Mais, à les relire, peut-être renferment-elles seulement ce qu'il espérait apprendre un jour sur le sort de l'ami disparu.
Demeurent, en tout cas, bien des zones d'ombre que le temps n'a fait qu'épaissir. Et d'abord celle-ci : pourquoi Tanios, après être sorti du village en compagnie du muletier, était-il revenu s'asseoir sur ce rocher ?
On peut imaginer qu'à l'issue de sa conversation avec Nader, qui l'aurait une fois de plus exhorté à quitter sa Montagne, le jeune homme hésitait. On pourrait même énumérer les raisons qui avaient pu l'inciter à partir et celles, au contraire, qui auraient dû le retenir... A quoi bon ? Ce n'est pas ainsi que se prend la décision de partir. On n'évalue pas, on n'aligne pas inconvénients et avantages. D'un instant à l'autre, on bascule. Vers une autre vie, vers une autre mort. Vers la gloire ou l'oubli. Oui dira jamais à la suite de quel regard, de quelle parole, de quel ricanement, un homme se découvre soudain étranger au milieu des siens ? Pour que naisse en lui cette urgence de s'éloigner, ou de disparaître.
Sur les pas invisibles de Tanios, que d'hommes sont partis du village depuis. Pour les mêmes raisons ? Par la même impulsion, plutôt, et sous la même poussée. Ma Montagne est ainsi. Attachement au sol et aspiration au départ. Lieu de refuge, lieu de passage. Terre du lait et du miel et du sang. Ni paradis ni enfer. Purgatoire.
A ce point de mes tâtonnements, j'avais un peu oublié le trouble de Tanios, devant mon propre trouble. N'avais-je pas cherché, par-delà la légende, la vérité ? Quand j'avais cru atteindre le cœur de la vérité, il était fait de légende.
J'en étais même arrivé à me dire qu'il y avait peut- être, après tout, quelque sortilège attaché au rocher de Tanios. Lorsqu'il était revenu s'y asseoir, ce n'était pas dans le but de réfléchir, me dis-je, ni de peser le pour et le contre. C'est de tout autre chose qu'il ressentait le besoin. La méditation ? La contemplation ? Plus que cela, la décantation de l'âme. Et il savait d'instinct qu'en montant s'asseoir sur ce trône de pierre, en s'abandonnant à l'influence du site, son sort se trouverait scellé.
Je comprenais à présent qu'on m'eût interdit d'escalader ce rocher. Mais, justement, parce que je l'avais compris, parce que je m'étais laissé persuader — contre ma raison — que les superstitions, les méfiances, n'étaient pas infondées, la tentation était d'autant plus forte de braver l'interdit.
Etais-je encore lié par le serment que j'avais fait ? Tant de choses s'étaient passées ; le village avait connu, depuis l'époque pas si lointaine de mon grand- père, tant de déchirements, de destructions, tant de meurtrissures, qu'un jour je finis par céder. Je murmurai pardon à tous les ancêtres et, à mon tour, je montai m'asseoir sur ce rocher.
Par quels mots décrire mon sentiment, mon état ? Apesanteur du temps, apesanteur du cœur et de l'intelligence.
Derrière mon épaule, la montagne proche. A mes pieds la vallée d'où monteraient à la tombée du jour les hurlements familiers des chacals. Et là-bas, au loin, je voyais la mer, mon étroite parcelle de mer, étroite et longue vers l'horizon comme une route.
Note
Ce livre s'inspire très librement d'une histoire vraie : le meurtre d'un patriarche, commis au dix-neuvième siècle par un certain Abou-kichk Maalouf. Réfugié à Chypre avec son fils, l'assassin avait été ramené au pays par la ruse d'un agent de l'émir, pour être exécuté.
Le reste — le narrateur, son village, ses sources, ses personnages —, tout le reste n'est qu'impure fiction.